L’approche kanban dans l’entreprise digitale

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La question du blog

Suite à un récent gemba walk dans une usine de production, je me suis intéressée à la question du juste-à-temps. L’entreprise a fait beaucoup d’efforts pour mettre en place le flux tiré lissé dans tout l’atelier, cependant je me suis souvenue de ce que les senseis disaient « flow wherever you can, pull where you can’t & level always ». Sur ce gemba, il y avait très peu de flux continus, on aurait dit qu’il était sorti de l’équation bien qu’à certains endroits aucune raison technique ne justifiait d’aller vers un flux tiré plutôt qu’un flux pièce-à-pièce.

Ceci m’amène donc à ma première question : Quelles sont les raisons qui nous empêchent d’aller jusqu’au flux continu ?

La réponse de Sandrine Olivencia

Merci cette question. Je pense que nous voyons peu de flux continu dans les entreprises car nous nous arrêtons trop tôt dans notre pratique du TPS. Nous oublions que le lean est un chemin d’apprentissage perpétuel, avec un idéal en ligne de mire.

Nous oublions que le lean est un chemin d’apprentissage perpétuel, avec un idéal en ligne de mire : des flux de valeur qui traversent toute l’entreprise et son réseau de fournisseurs une pièce à la fois de manière fluide, rythmés par la demande client, et des personnes qui travaillent activement ensemble pour lever les obstacles avec créativité. Cela reste un idéal car difficile à atteindre à 100%, mais le but est de chercher à se rapprocher de cet idéal pour continuer à découvrir de nouveaux problèmes et savoir les surmonter efficacement. Cela demande de l’endurance, et une soif d’apprendre.

Pour ceux qui nous lisent et ne travaillent pas dans une usine, rappelons qu’une « pièce » dans un flux continu peut être une commande client dans un restaurant, une fiche de paie dans un service RH, une fonctionnalité à développer pour un logiciel, un test à lancer par un département QA, un prospect à transformer en client dans un service commercial, une campagne de publicité à mener dans une agence marketing, etc… La pièce est ce qu’une entreprise, une équipe ou une personne à l’intérieur de cette entreprise doit produire pour satisfaire ses clients (externes ou internes).

Dans un flux continu, ou pièce à pièce, chaque poste de travail n’a qu’une seule pièce à produire à la fois, et il n’y a pas de pièces en attente entre deux postes. Il est ainsi beaucoup plus facile de repérer les problèmes et de réagir vite afin d’éviter de faire passer ces problèmes dans toute la chaine. Lorsqu’une personne sait qu’elle doit finir la tâche en cours avant de passer à la suivante, elle se sent obligée d’échanger avec ses collègues ou son team leader en cas de pépin. Par contre, si elle a le choix, elle mettra de côté la tâche qui l’enquiquine et passera à autre chose ce qui aura comme conséquence de cacher les problèmes dans un amoncellement de pièces et de tâches. Or ces pièces représentent des clients qui attendent.

Transformer l’environnement de travail pour que chaque personne ne travaille que sur une seule pièce à la fois est faisable dans pratiquement tous les contextes, et fonctionne très bien dans les entreprises digitales. Il suffit de créer une liste priorisée de pièces à produire à chaque poste de travail pour que chaque personne sache dans quel ordre elle doit travailler pour satisfaire la demande de ses clients, de lui fournir un endroit visible où elle peut déposer ses pièces finies pour que la personne du poste suivant puisse venir se servir, et aussi de se mettre d’accord pour savoir quand et qui appeler à l’aide lorsqu’elle n’arrive pas à terminer une tâche :

Cette approche (le kanban) a pour mérite de mettre les gens en condition de voir les problèmes plus facilement et de les résoudre avec leurs collègues plus rapidement, et par la même occasion d’apprendre à faire les choses de mieux en mieux. Mettre en place un vrai kanban lean est déjà un très grand pas pour les entreprises digitales souvent construites autour d’activités et rituels « agiles » plutôt orientés processus et organisation du travail que résolution de problèmes et développement des connaissances. Le kanban leur permet d’expérimenter avec le lean sans trop changer leur façon de travailler.

En effet, la vraie difficulté du flux continu est de synchroniser tous les postes du flux de valeur de telle sorte qu’il n’y a aucune pièce qui stagne entre les postes. Cela demande de 1) fixer un « takt time » ou un rythme de production basée sur la demande client et 2) de découper le travail pour que tous les postes terminent de produire leur pièce en même temps (au takt). C’est plus difficile à mettre en place qu’un système kanban car cela demande de repenser ce que font les gens et comment ils le font pour pouvoir équilibrer les postes de travail.

Un autre blocage mental des professionnels du digital est que la variabilité est une condition incontournable de leur métier : « on ne fabrique pas des pièces de la même taille et de manière répétitive comme dans une usine », je les entends souvent dire. Or la variabilité est un problème dans tous les contextes aussi bien pour les clients que pour les collaborateurs. Lorsqu’un développeur déploie son code en laissant passer un bug et qu’il doit le retravailler alors qu’il a déjà démarré une autre tâche, cela ne fait plaisir ni au client ni au développeur. Imaginons une équipe responsable de produire un site web. Elle pourrait découper le travail en petits lots de taille similaire, puis définir un takt time en fonction de la demande client, réelle ou simulée, équilibrer chaque poste de travail pour s’assurer d’avoir les bonnes ressources et personnes au bon endroit, puis suivre le développement de ces petits lots (au takt) tout au long de la chaine de production. C’est d’autant plus facile de nos jours de faire cela que la production d’un logiciel s’apparente plus à une chaine d’assemblage de composants qu’à l’écriture complète d’un programme.

Quel que soit le type ou la taille de l’entreprise, que ce soit une usine qui fabrique des pièces industrielles, une entreprise de service telle qu’une banque, ou encore une startup digitale, le chemin du lean reste le même car l’objectif du flux continu est de créer un environnement de travail hautement collaboratif et créatif. Ceci est la base pour développer des entreprises agiles où chaque personne sait repérer des problèmes inconnus rapidement, n’a pas peur d’en parler avec ses collègues (internes ou externes), et a la liberté de proposer et d’essayer ses propres solutions pour les résoudre vite.

Sandrine Olivencia

Sandrine Olivencia

Membre de l’Institut Lean France et associée de Lean Sensei Partners. Co-auteure de la chronique Lean Sensei Women sur le site du Lean Enterprise Institute américain.

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