Flux : Chaque usine est un cas particulier

La question du blog

Suite à un récent gemba walk dans une usine de production, je me suis intéressée à la question du juste-à-temps. L’entreprise a fait beaucoup d’efforts pour mettre en place le flux tiré lissé dans tout l’atelier, cependant je me suis souvenue de ce que les senseis disaient « flow wherever you can, pull where you can’t & level always ». Sur ce gemba, il y avait très peu de flux continus, on aurait dit qu’il était sorti de l’équation bien qu’à certains endroits aucune raison technique ne justifiait d’aller vers un flux tiré plutôt qu’un flux pièce-à-pièce.

Ceci m’amène donc à ma première question : Quelles sont les raisons qui nous empêchent d’aller jusqu’au flux continu ?

La réponse de Cécile

Avant tout, je propose d’éclairer un peu cette mystérieuse formule (dont j’avoue qu’elle m’a bien occupé l’esprit, dans toutes mes visites sur le terrain…). Qu’est-ce qu’un flux continu, par rapport à un flux tiré ?

Produire en flux continu[1], c’est effectuer les opérations de transformation du produit sans interruption, de façon fluide, sans stocks intermédiaires, en optimisant ainsi le cycle total de production et en minimisant les risques d’erreur. En effet, les problèmes sont immédiatement détectés (puisqu’ils ne transitent pas par des stocks intermédiaires où ils sont momentanément « planqués »).

Produire en flux tiré, c’est déclencher la fabrication d’un produit au moment où la demande existe, via un signal, matérialisé par exemple par un kanban (carton). Quand la production est composée de plusieurs postes successifs, le dernier poste va à son tour solliciter le ou les postes amont par l’envoi d’un ou plusieurs kanbans, pour signaler que le stock intermédiaire vient d’être prélevé et que c’est le moment de produire à nouveau (les processus amont sont « tirés »). Chaque poste représente une « boucle kanban » produisant localement une partie du produit pour le mettre à disposition du poste suivant dans un petit stock intermédiaire (plusieurs kanbans tournent dans la boucle).

Pour simplifier, le flux continu est un flux tiré avec un seul élément qui circule (lot de 1pièce), et aucun stock intermédiaire, optimisant ainsi au mieux le Lead-time[2] et les stocks, tout en révélant de façon quasi instantanée tous les défauts et problèmes.

Le lissage (préalable à tout fonctionnement en flux) consiste à créer un client idéal, matérialisé par une boite de lissage[3] qui commanderait un peu de tout, tout le temps. Le lissage se fait à la fois en volume et en mix, sur la base du takt time[4]. Comme les clients réels ne sont pas parfaits, il faut calculer, en fonction du temps de cycle et des prévisions de vente, quelle est la taille du buffer juste nécessaire pour permettre que ce client idéal réponde toujours (la plupart du temps !) aux clients réels.  

Il est facile de comprendre que plus la taille des lots est faible (tendant vers 1), plus le temps de mise à disposition du produit sera court ; de même, plus les lots sont petits, plus il est facile de proposer de la flexibilité (besoins clients changeants…). De plus, cela rend impossible de « stocker des défauts » ou de planquer les problèmes…

Les situations inattendues se multipliant (pandémies, crises des approvisionnements) tandis que les clients évoluent dans leur demandes (exigence de respect de l’environnement et de réduction des besoins en ressources, mais en même temps de personnalisation extrême des produits), produire en avance est toujours prendre un gros risque. Sans compter que tous les stocks de composants non utilisés ou de produits non vendus coutent cher en cash. Voilà pourquoi « travaillez en flux chaque fois que vous le pouvez » vient avant « sinon, tirez ».

Bien sûr, le flux continu est un idéal (ne dit-on pas que le Kanban est l’échec du flux continu…) mais il n’est pas toujours possible dans le monde réel d’enchainer les activités de création de valeur sans interruption, ou de fabriquer unitairement les produits.

En effet, beaucoup de variables interviennent dans l’organisation de la production :

  • Le délai de fabrication (qui intègre les plus longs délais d’approvisionnement), à mettre au regard du délai de livraison attendu,
  • Le mix produits (c’est-à-dire le nombre et la fréquence de références différentes vendues)
  • Les quantités vendues pour chaque référence,
  • La fiabilité des prévisions (et la fenêtre de prévisions, la saisonnalité…),
  • La « fraicheur » des composants ou des produits (par exemple dans l’alimentaire),
  • Les machines prévues pour transformer des quantités importantes (comme des fours par exemple),
  • La complexité du produit (avec une fabrication non linéaire),

En combinant tous ces paramètres (et bien d’autres encore !) il est clair que chaque usine est un cas particulier. Une courbe simple montre bien une des difficultés du flux continu, celle qui est liée à la réduction de la taille des lots. Il s’agit de la courbe en U :

Plus les lots sont importants, moins souvent la référence change ; les coûts de commutation sont donc réduits.

Par ailleurs, nous avons vu qu’une taille de lot importante induit des coûts de maintien (coût des stocks associés, coût lié aux allongement de délais, coût des défauts révélés trop tardivement).

L’amélioration d’un système tiré consiste à tendre vers le flux continu ; concrètement, cela consiste à :

  • Développer le SMED (changement rapide d’outils) pour réduire le temps de commutation,
  • Retirer régulièrement des cartes kanban dans le circuit (et donc diminuer la taille des stocks intermédiaires),
  • Limiter le nombre de « boucles » Kanban (et donc le nombre de stocks intermédiaires),
  • Et, plus globalement, travailler sans relâche à la réduction du Lead-time de production.

Ceci progressivement, pas à pas, en utilisant chaque étape pour régler les problèmes qui surgissent inévitablement, et développer l’apprentissage collectif.

La question qui se pose, pour l’usine dont nous parlons, est donc de savoir quelle est la dynamique d’amélioration.

  • Le système est-il utilisé pour révéler les problèmes et former les gens à les résoudre ?
  • Quelle est le dernier « pas » qui a été fait dans le sens du flux continu tiré lissé ? Qu’a-t-on appris ?

Aller sur le Gemba, c’est regarder comment les choses évoluent, quelle est la dynamique en œuvre. Pour le savoir, il faut y retourner régulièrement…

Cécile Roche

[1] Aussi appelé flux pièce à pièce

[2] Temps de traversée

[3] Heijunka box

[4] Temps moyen entre la livraison de 2 produits, lié à la demande client. Le takt time matérialise et rend visible le rythme de consommations des clients.

Cécile Roche

Membre de l’Institut Lean France depuis 2013, Cécile Roche est directrice du Lean et de l’agile pour le groupe Thales. Elle est l’auteure de quatre ouvrages, le dernier d’entre eux est consacré au leadership.

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