De la crispation à la méditation, de l’amélioration à l’éducation : une question de pratique ?

woman doing yoga

La question du blog : Quelle est notre théorie des gaspillages ?

Lors d’un gemba, nous observons un soudeur à son poste avec le dirigeant de cette entreprise industrielle. A la surprise du dirigeant, le soudeur faisait des tas de choses qui n’avaient rien à voir avec la soudure en question… déplacement, préparation de son poste, recherche d’un outil, nettoyage… Bien sûr il en est de même pour un développeur qui fait tout un tas d’autres choses que de coder, ou bien un conducteur de taxi qui rempli une partie de sa journée avec autre chose que de conduire des passagers d’un point A à un point B.
Cette scène du soudeur m’a ramenée à notre dernier voyage au Japon, devant le sensei Amezawa qui observait l’assemblage d’une voiture en répétant « no value, no value, no value…», et d’un seul coup s’écriait « VALUE ! ». 
De retour dans cette usine de production française, cela m’a amené à interroger le blog du lean.

Les 7 muda sont aujourd’hui bien connus, pourtant ils sont toujours là, sous nos yeux.. Qu’est-ce que nous ne pouvons ou ne voulons pas comprendre ? Qu’en est-il de notre théorie des gaspillages et des principes sous-jacents ?

La réponse de Régis

Dans les premières années de mon cheminement lean dans la tech, l’idée générale était que l’activité et les gaspillages y étaient plus difficiles à voir que dans une usine où les choses sont là, sous nos yeux. On opposait le physique de l’usine au virtuel du code.

Pourtant la difficulté n’est pas là. Quel que soit le métier, on manipule des choses – qu’il s’agisse de propositions commerciales, de campagnes marketing ou de lignes de code. On peut regarder une demande au support client dans l’outil de ticketing, on peut regarder des fichiers de traces pour étudier un incident informatique en production.

Sur le gemba, les gaspillages sont bien visibles. On voit la retouche du dossier client qui n’était pas bon du premier coup, le transport de dossiers d’une équipe à une autre, les double ou triple saisies de surproduction. Et les dirigeants eux-mêmes arrivent à *voir* tout ça. Ce sont le plus souvent les fondateurs de l’entreprise, ils ont eux-même fait la plupart des tâches aux tout débuts, et même s’ils ne sont plus au fait des manipulations précises, ils sont très sensibles à la moindre inefficacité.

C’est d’autant plus vrai dans la période actuelle de resserrement des conditions de financement. Les équipes dirigeants suivent les dépenses de près pour aller au plus vite vers la rentabilité ou préserver les marges, en attendant la reprise.

Non le problème n’est pas là, et je ne suis pas sûr qu’il s’agisse de *comprendre* les gaspillages. Les senseï l’ont expliqué en large et en travers, le lean est une pratique. Où est la difficulté alors ?

Même prévenus, nous sommes tous sujets à l’erreur fondamentale d’attribution : lorsque nous faisons une erreur nous l’attribuons aux circonstances, lorsque nous voyons les autres produire des gaspillages nous l’attribuons à leur personnalité. “Ils ne sont pas assez motivés ! Ils manquent de jugeote !”. A peine le gaspillage observé on a déjà oublié le terrain pour partir dans une forme plus ou moins maladroite de coaching, au lieu de garder les yeux sur la balle.

Une seconde difficulté tient à la granularité de l’observation. Oui, nous venons de voir des gaspillages à cet endroit précis. Mais des gaspillages comme ceux-là, il y en a aussi… dans toutes les équipes, partout ! On ne peut quand même pas aller derrière chaque personne ! Par où commencer ?

Comme dans les sports de glisse, quand on prend peur on a tendance à se crisper. Dans l’entreprise, on cherche à augmenter le contrôle : on va “mettre en place des process” pour tâcher d’empêcher tout le monde de faire ces bêtises – même si, dans le fond, on sait bien que la réalité n’est pas aussi simple que les process ne laissent le penser.

Plus on est conscients des gaspillages, plus le chantier semble vertigineux. Mais arrêtons-nous là une seconde : et si l’erreur était justement le fait de penser en termes de “chantier” ?

Amezawa senseï nous montre le geste du leader lean. Sur le gemba il nous fait prendre conscience du gaspillage au niveau de la seconde et du centimètre, mais il ne résout pas le problème pour autant. Ce n’est pas un geste d’amélioration, c’est un geste d’éducation. Il entre pleinement dans le monde des opérateurs et amène l’attention sur la valeur et les gaspillages pour ramener tout le monde sur ce qui compte vraiment, la valeur, et remettre de l’intensité dans la pratique du kaizen.

La pratique du lean rappelle celle de la méditation – on arrive à se relâcher quelques instants, être enfin présents, mais on repart aussitôt dans nos pensées. Le succès est fugace, mais c’est la pratique qui compte. Pour revenir à nos gaspillages, on sait que c’est là que tout se joue, mais on se voit à nouveau repartir dans les concepts et les grands chantiers. C’est un bon rappel pour notre propre pratique sur le gemba. Quelle est la granularité de notre observation ? Quelle est l’intensité de l’énergie que l’on met et que l’on transmet aux autres pour persévérer dans le kaizen, au niveau de la seconde ?

Régis Medina

Régis Medina

Membre de l’Institut Lean France et entrepreneur. Régis anime l’Académie Lean pour les scale-ups, dont vous pouvez consulter le programme sur le site de l'Institut Lean France.

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