Sans discussions, sans relations, impossible de s’améliorer  

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La question du blog : Quelle est notre théorie des gaspillages ?

Lors d’un gemba, nous observons un soudeur à son poste avec le dirigeant de cette entreprise industrielle. A la surprise du dirigeant, le soudeur faisait des tas de choses qui n’avaient rien à voir avec la soudure en question… déplacement, préparation de son poste, recherche d’un outil, nettoyage… Bien sûr il en est de même pour un développeur qui fait tout un tas d’autres choses que de coder, ou bien un conducteur de taxi qui rempli une partie de sa journée avec autre chose que de conduire des passagers d’un point A à un point B.
Cette scène du soudeur m’a ramenée à notre dernier voyage au Japon, devant le sensei Amezawa qui observait l’assemblage d’une voiture en répétant « no value, no value, no value…», et d’un seul coup s’écriait « VALUE ! ». 
De retour dans cette usine de production française, cela m’a amené à interroger le blog du lean.

Les 7 muda sont aujourd’hui bien connus, pourtant ils sont toujours là, sous nos yeux.. Qu’est-ce que nous ne pouvons ou ne voulons pas comprendre ? Qu’en est-il de notre théorie des gaspillages et des principes sous-jacents ?

La réponse de Anne Lise

Augmenter le nombre de véritables discussions pour créer de la valeur 

La notion de valeur versus non-valeur pourrait paraître simple à comprendre au premier abord surtout quand c’est Amezawa-san qui nous en fait la démonstration ! Mais elle est en fait si large et polysémique, qu’elle n’est pas si simple à appréhender. C’est d’ailleurs ce que montre bien la diversité des approches que l’on peut lire dans les articles précédents du blog sur ce sujet.

Dans la conclusion de son article, Jean-Claude évoque une notion qui me semble clé au sujet de la valeur, le fait qu’il n’y a pas de valeur durable sans bonnes relations. Je voudrais ici poursuivre son propos et rajouter que selon moi, on ne peut pas améliorer la valeur d’un produit ou service sans créer de relations, sans avoir de discussions, que ce soit avec les clients comme au sein de chaque organisation. Et par conséquent, on ne peut pas non plus réduire les Muda sans passer par là.

La satisfaction (ou l’insatisfaction) client est le résultat d’un processus comprenant la conception, la fabrication et la vente du produit ou service, donc du flux de création de valeur que l’organisation a mis en place pour délivrer son produit ou service. Si on entre dans ce flux de valeur et qu’on regarde ce qui s’y passe, cette notion de la qualité des relations au sein des organisations prend également tout son sens, de manière fractale. 

Dans un article paru en avril 2012 dans la revue Systems Thinker intitulé Why lean works: a three loop view of the firm, Michael présentait un schéma, provenant d’une discussion avec Jacques, sur la visualisation d’une organisation au travers de 3 boucles, schéma que nous avons repris puis largement expliqué et commenté dans le livre « Apprendre à apprendre avec le Lean », (Eyrolles 2021).

Ce schéma nous montre une façon de visualiser le flux de création de valeur au travers de « 3 boucles » à explorer pour mieux comprendre et apprendre comment le système peut produire ou détruire de la valeur pour ses clients. En explorant, sur le terrain, chacune de ses 3 boucle et leurs interfaces entre elles, nous pouvons découvrir quelles sont les pratiques de travail des uns avec les autres, les façons d’échanger et d’avoir ou non des relations de confiance et de qualité, au-delà des silos.

De manière très synthétique et rapidement dit, cela pose donc la question suivante à chaque interface de ces boucles* :

  • est-ce que le marketing, la R&D et l’ingénierie se parlent et travaillent ensemble ?
  • est-ce que l’ingénierie et la production se parlent et travaillent ensemble ?
  • est-ce que la production parlent avec ses fournisseurs et travaillent avec eux ?
  • est-ce que les fonctions supports et les équipes opérationnelles se parlent et travaillent ensemble ?

Est-ce que ces différents services du système ont donc construit des relations de travail basées sur la confiance qui leur permettent de détecter ensemble ce qui pourrait détruire de la valeur pour les collaborateurs, pour les clients et pour l’entreprise, en résumé, des Muda ?

Ou bien sommes-nous plutôt dans une situation qui ressemblerait à l’une de celles-ci où les discussions ont du mal à se faire aux interfaces du système :

  • des réclamations clients qui arrivent à la direction des ventes mais y restent, sans jamais être mises à disposition des équipes d’ingénierie ou de marketing et générer de discussions communes ?
  • des équipes opérationnelles qui travaillent avec différents systèmes d’informations qui ne se parlent pas (comme les gens) et qui doivent jongler avec de multiples fenêtres ouvertes sur leur écran et ressaisir des informations entre les différentes applications, sans que personne ne s’en aperçoivent ;
  • des services supports qui travaillent en lots et en flux poussés sur des livrables qui prennent ainsi du retard à chaque étape avec une date de livraison qui recule au détriment de la promesse client mais sans que cela ne soit considéré comme un problème ;
  • des équipes opérationnelles qui travaillent à partir de consignes complexes et peu claires et qui les appliquent au mieux sans comprendre ni voir les défauts qu’elles créent elles-mêmes pour les processus aval qui lui pourtant râle chaque jour en recevant le résultat de leur travail ;
  • des équipes de maintenance qui ne connaissent pas les nouvelles machines achetées par la production et ne savant pas comment les entretenir mais ne vont pas en parler avec les travaux…

Autant de situations où les Muda volent en escadrille sans que personne ne les arrête, sur les postes de travail, dans les machines, dans les méthodes, tout au long du processus.

Sans faire de révélation fracassante, le quotidien des équipes des entreprises que je connais ressemble plutôt à ces situations-là. Ce manque de relations entre équipes, entre services, entre directions génère évidemment des Muda de toutes les sortes avec évidemment des conséquences sur les comptes de l’entreprise et sur la satisfaction des clients. Comme on regarde les coûts ligne par ligne le plus souvent, ces coûts supplémentaires générés à cause des Muda restent en grande partie invisibles.

Personne n’en parle en définitive, ni au niveau micro, ni au niveau macro.
Au sein des équipes, il est plus facile de continuer à faire comme d’habitude, d’autant plus que cela fait longtemps qu’on a oublié pourquoi on le faisait comme cela, donc il vaut mieux ne rien changer (Cf. l’exemple glaçant donné par Olivier). Selon le type de management en place, tout le monde travaillera alors de la même manière ou à sa manière sans qu’on se pose de questions.
Au niveau macro, cela arrange tout le monde de ne pas regarder comme l’écrit Godefroy quand il évoque tous les biais qui sont les nôtres pour éviter de voir ces Muda enkystés dans nos façons collectives de travailler.

On est au cœur d’un des 4 syndromes de la big firm disease, quand la préférence de l’organisation va aux silos plutôt qu’au travail entre équipes.

Malheureusement, décréter la nécessité d’avoir des relations interservices, de discuter ou coopérer, tout comme l’injonction à l’innovation, ne suffit pas, cela se saurait ! D’autant plus que tout a été conçu ces dernières années dans les organisations pour les rendre peu à peu impossible. Les espaces de discussion entre équipes ont tendance à se rétrécir comme peau de chagrin.
De plus, ouvrir une discussion sur des sujets difficiles avec un autre service n’est pas vraiment facile quand on a perdu l’habitude de le faire : cela crée de la peur du jugement, d’être accusé de mal faire son job et de se retrouver dans le rôle du perdant puisqu’il faut un gagnant et un perdant dans nos modèles mentaux dominants.

C’est là que les outils du lean montrent toute leur puissance puisqu’ils sont faits intrinsèquement pour générer ces discussions à chaque niveau de l’organisation et pour faciliter les relations entre les personnes et les équipes en les « intermédiant » : 

  • La visualisation des challenges de l’équipe comme de ses problèmes crée de la discussion entre les personnes pour essayer de comprendre ce qui se passe et engager l’équipe dans la recherche de Muda au poste de travail par exemple ;
  • Le lancement d’un kaizen ou d’un A3 réunissant plusieurs directions crée de la discussion, des échanges qui vont permettre à chacun d’observer différemment sa pratique, de la remettre en perspective des besoins des autres services et de la satisfaction des clients, et ainsi de comprendre les Muda à travers le regard des autres ;
  • L’obeya crée de la discussion et des échanges au sein de l’équipe de direction, sur les challenges et la façon de les atteindre collectivement, sur les problèmes rencontrés par les équipes à cause de décisions prises sur un projet, sur les sujets sur lesquels il faut apprendre, …

Tous ces outils offrent des « protocoles relationnels », un cadre qui permet d’avoir des discussions sur les sujets qui bloquent le flux de valeur par méconnaissance des besoins des uns et des autres, par des pratiques de travail générant des Muda, par des évolutions des conditions qui ne sont pas prises en compte et rendent difficile le travail des équipes. Et dans tous les cas, en impliquant les gens qui sont directement concernés !

Dans le cadre d’un kaizen réunissant des personnes de différentes directions et sites d’un hôpital concernées par un type de soin pour des patients, des personnes qui travaillaient chacune de leur côté (dans les 3 boucles de l’organisation) et s’écrivaient des mails depuis des années sans se connaître se sont enfin vues. Au fil des réunions, après le moment de doute habituel sur le fait de pouvoir se parler en confiance, elles se sont posé ensemble des questions sur un certain nombre de points, ont mieux compris les besoins respectifs de chacun et les impasses de solutions centrées uniquement sur leur vision, pour réussir à construire, au final, une nouvelle façon de mener ces projets de soin. Le processus est devenu beaucoup plus simple, permet d’éviter des allers-retours dans tous les sens (moins de retouches et d’attente), des dossiers en de multiples exemplaires (moins de surproduction), des erreurs faites par méconnaissance (une meilleure qualité), tout en répondant aux normes réglementaires. Avec en plus, cerise sur le gâteau, une véritable satisfaction des participants d’avoir pu travailler ensemble et créer des relations de confiance qui vont se poursuivre sur d’autres sujets communs à l’avenir. 

La réduction de la majorité de ces Muda n’aurait pas pu être réalisée de manière efficace et autonome par chaque service sans ces discussions croisées avec l’ensemble des parties prenantes, sans ce regard posé ensemble sur l’ensemble du processus avec une orientation claire. L’objectif du Kaizen était de faciliter le travail des équipes pour fluidifier la mise en place de ce type de soins.  Il est en voie d’être atteint.

Anne Lise Seltzer

Anne-Lise Seltzer

Directrice de l’Institut Lean France et experte des organisations apprenantes.

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