Value, no value !

brain inscription on container on head of faceless woman

La question du blog : Quelle est notre théorie des gaspillages ?

Lors d’un gemba, nous observons un soudeur à son poste avec le dirigeant de cette entreprise industrielle. A la surprise du dirigeant, le soudeur faisait des tas de choses qui n’avaient rien à voir avec la soudure en question… déplacement, préparation de son poste, recherche d’un outil, nettoyage… Bien sûr il en est de même pour un développeur qui fait tout un tas d’autres choses que de coder, ou bien un conducteur de taxi qui rempli une partie de sa journée avec autre chose que de conduire des passagers d’un point A à un point B.
Cette scène du soudeur m’a ramenée à notre dernier voyage au Japon, devant le sensei Amezawa qui observait l’assemblage d’une voiture en répétant « no value, no value, no value…», et d’un seul coup s’écriait « VALUE ! ». 
De retour dans cette usine de production française, cela m’a amené à interroger le blog du lean.

Les 7 muda sont aujourd’hui bien connus, pourtant ils sont toujours là, sous nos yeux.. Qu’est-ce que nous ne pouvons ou ne voulons pas comprendre ? Qu’en est-il de notre théorie des gaspillages et des principes sous-jacents ?

La réponse de Jean Claude

Merci au Blog du lean pour ces questions qui amènent toujours matière à réflexion. En tant que patron d’entreprise industrielle, la valeur est un concept important. Mais pas forcément si simple que cela à appréhender. Il est noté dans l’introduction que le soudeur prépare son poste et le nettoie comme si cela n’était pas de la valeur ! Pour moi, que les choses soient claires, c’est de la valeur. Cela fait partie de son boulot et il doit le faire, lui-même. Cela n’est pas directement sur le produit mais c’est indispensable pour le faire bien donc c’est de la valeur. Une séquence de travail normale est “préparation, action, contrôle, nettoyage.”

Cela m’amène à me pencher sur ce concept de valeur. Merci pour l’insight!

Qu’est-ce que la valeur pour une entreprise ? Si on regarde un dictionnaire, on s’aperçoit que le concept est vaste, il contient évidemment une idée monétaire, mais aussi de qualité, de mesure, de patrimoine. Plus je réfléchis et plus je trouve des correspondances avec la beauté ou la qualité. Il y a des standards bien sûr mais c’est pour chacun une définition différente. D’où un certain inconfort de ma part pour en parler de manière générique.

Concernant les standards, je crois qu’il faut faire les choses dans le bon ordre. Taïchi Ohno est connu comme le chantre de la lutte contre les gaspillages mais en fait son véritable combat se tournait vers les “misconceptions”. C’est par cela d’ailleurs qu’il commence son ouvrage “Workplace management”.

Avant d’agir sur une “non-valeur” il convient donc de s’interroger sur sa pertinence, car en fait le principal gaspillage est d’avoir des idées fausses sur la valeur.

Certains différencient la valeur pour l’actionnaire de la valeur pour les salariés et de la valeur pour le client. Evidemment, une entreprise qui réussit et qui est pérenne est une entreprise qui concilie les trois. Et ce que j’ai appris, est que dans les trois cas, ce n’est pas qu’une affaire de chiffres et surtout pas une affaire de comptables ni d’acheteurs. L’analyse de la valeur, si elle n’est pas faite par des professionnels qui embrassent toute la complexité des choses est sans doute le piège le plus mortel qui soit. D’où la nécessité absolue d’avoir un sensei de bon niveau pour le faire.

NB : Choisir un sensei est une affaire fort complexe. Il ne faut surtout pas se faire prendre par la mode du consulting sinon le remède peut être pire que le mal. Un bon sensei a publié plusieurs livres qu’il faut avoir lus et les avoir comparés à ceux d’autres senseis pour se faire un avis. Là on peut faire son choix. Hors de cela, point de salut.

Pour en revenir à l’aspect comptable, on a tué notre système de santé et notre système d’éducation en ne se penchant que sur la valeur instantanée et financière. Là encore certains ont tout perdu en voulant tout gagner (Sic). Cette notion de valeur se traduit évidemment dans le produit (sur-qualité, sous-qualité, fonctions inutiles, obsolescence …) mais ce qu’il me semble fondamental de comprendre est que la valeur est aussi basée sur la relation.

Où que nous travaillons, la valeur que nous créons est intimement liée ce que nous apportons à un client, un patient ou un usager. Personne ne travaille pour lui-même. Toute organisation est donc extrêmement dépendante des autres.

N’oublions jamais que satisfaction = produit + relation.

Dans l’article précédent, Jacques Chaize a pris l’exemple d’un restaurant en y parlant du process. Mais qu’en est-il de l’accueil, du conseil et du sourire ? Quand j’entends parler excellence opérationnelle, la relation n’est que très rarement mentionnée. Est-ce un symptôme ou un syndrome ?

Je me souviens d’une publicité des années 80. Une grande banque expliquait qu’elle investissait dans les ordinateurs qui ont la mémoire des chiffres pour que ses conseillers aient la mémoire des noms et puissent mieux conseiller leurs clients. Entrez dans une banque aujourd’hui, il y a des ordinateurs partout mais plus personne ne vous connait. Idem pour un opérateur téléphonique, une administration, une officine médicale. L’analyse de la valeur est passée par là. Ce que l’on trouve en revanche, ce sont ces panneaux où l’on demande de ne pas s’énerver sous peine de poursuites judiciaires. Et ensuite on n’hésite pas à vous adresser un formulaire d’évaluation qui a remplacé la notion de qualité de l’entreprise certifiée.

A titre individuel, je crois que ce que notre valeur en tant qu’individu est liée à notre culture personnelle, à notre perception plus ou moins pointue de notre environnement mais aussi à la qualité de la relation que nous avons avec les autres et de qui sont ces autres. Les personnes que nous connaissons sont une grande partie de notre patrimoine personnel. Aujourd’hui, trouver du personnel, le former, faire en sorte qu’il reste et qu’il donne le meilleur de lui-même fait partie de la valeur de l’entreprise. Ford en parlait déjà il y a plus de 100 ans.

En tant que patron, je cherche constamment à augmenter la valeur de la société. Pour moi qui en suis actionnaire et qui récolte les dividendes, pour les salariés sans lesquels rien n’est possible et bien sûr pour nos clients qui sont à la base de l’édifice.

La satisfaction du client, c’est ce qui fait la valeur de l’entreprise dans la durée. C’est ce qui donne confiance à tout le monde. Et c’est donc ce qui fait la valeur de l’organisation. D’où un besoin de cohérence et de prise en compte des temps longs. La confiance entre l’entreprise et ses clients est intimement liée à la confiance que l’entreprise accorde à ses salariés.

Je crois que lorsque l’on fait une analyse de la valeur il faut s’inspirer de Montesquieu qui expliquait qu’il ne faut toucher aux lois que d’une main tremblante. Pour l’analyse de la valeur c’est pareil.

Quand je vois un fou arriver dans une usine avec un crayon vert pour “valeur” et un rouge pour “non-valeur”, je sais que cela va mal se passer. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut rien faire, il faut évidemment travailler pour éliminer les gaspillages. Mais surtout pas n’importe comment, en considérant le temps long et toujours nos relations qui sont la valeur la plus fondamentale qui soit. Et pour les irréductibles adeptes des KPI, le plus important est évidemment le nombre de jours sans accident du travail, en effet comment accorder de la confiance à une société qui ne se préoccupe pas de la sécurité et de la santé de ses salariés.

La meilleure démarche que je connais pour analyser tout cela est le kanban. Une fois encore, sans kanban tout le monde ment. Quand le kanban tourne, il y a non seulement plus de valeur créée, mais il est aussi bien plus simple de voir où sont les gaspillages et de générer du progrès.

Une séquence de travail standard pourrait donc être :

  • Aller sur le terrain.
  • Observer les sourires… ou les agacements.
  • Détecter où les cartes kanban s’empilent.
  • Les rebuts aussi.
  • Séparer le mouvement pur du travail.
  • Repérer les manques de fluidité (geste qui accrochent, manques, stocks, SMED KO…)
  • Y-a-t-il des trous dans la chaine d’aide ?
  • L’espace de travail est-il adapté ?
  • Faire une analyse des misconceptions en fonction du contexte et du temps. Est-on sur le bon problème est la question fondamentale.
  • Décider d’agir (On retrouve le PDCA)
  • Vérifier absolument que l’amélioration de la valeur locale ne se fait pas au détriment de la valeur globale comme par exemple ces kaizens de bureau qui reportent les tâches administratives sur les personnes de production.

Le TWI dit qu’il n’y a pas de bon produit sans bonnes relations. J’ajoute qu’il n’y a pas de valeur durable sans ces mêmes bonnes relations.

Jean Claude Bihr

Jean-Claude Bihr

Membre de l’Institut Lean France et PDG de l’entreprise industrielle Alliance MIM. Auteur du livre «Le Lean aujourd'hui».

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