Le double effet anti-gaspillage !

woman lying on a sofa with a notebook on her face

La question du blog : Quelle est notre théorie des gaspillages ?

Lors d’un gemba, nous observons un soudeur à son poste avec le dirigeant de cette entreprise industrielle. A la surprise du dirigeant, le soudeur faisait des tas de choses qui n’avaient rien à voir avec la soudure en question… déplacement, préparation de son poste, recherche d’un outil, nettoyage… Bien sûr il en est de même pour un développeur qui fait tout un tas d’autres choses que de coder, ou bien un conducteur de taxi qui rempli une partie de sa journée avec autre chose que de conduire des passagers d’un point A à un point B.
Cette scène du soudeur m’a ramenée à notre dernier voyage au Japon, devant le sensei Amezawa qui observait l’assemblage d’une voiture en répétant « no value, no value, no value…», et d’un seul coup s’écriait « VALUE ! ». 
De retour dans cette usine de production française, cela m’a amené à interroger le blog du lean.

Les 7 muda sont aujourd’hui bien connus, pourtant ils sont toujours là, sous nos yeux.. Qu’est-ce que nous ne pouvons ou ne voulons pas comprendre ? Qu’en est-il de notre théorie des gaspillages et des principes sous-jacents ?

La réponse de Cécile

Le Muda -en oubliant d’ailleurs au passage le Muri et le Mura-[1], la chasse au gaspi… c’est comme ça que j’ai appris le Lean il y a bien longtemps, avec la fameuse liste des 7 gaspillages (surproduction, défauts, déplacements inutiles, attentes, gestes inutiles, opérations inutiles, stocks inutiles). Curieux paradoxe du Lean (encore un !) : le Muda est un des premiers trucs dont on entend parler quand on s’intéresse au Lean, et pourtant les gaspillages sont (et restent) partout.

Nous continuons de produire en lots importants par manque de flexibilité (surproduction), nous concevons nos produits avant de penser à les produire (défauts et rebuts), nous pensons qu’il vaut mieux acheter en grandes quantités pour faire baisser les couts (surstock), que des workflows automatiques permettront au management de tout contrôler (attentes). Pour réduire tous ces gaspillages-là, il faut apprendre à travailler mieux ensemble. Faire collaborer les équipes de production, commerciales, de développement, les acheteurs et les sous-traitants : ce n’est pas une mince affaire. Chacun voit midi à sa porte. Si les acheteurs doivent faire des gains sur les prix, ils se désintéressent des stocks. Si les commerciaux ne sont pas impliqués dans la démarche de lissage, ils ne la comprennent pas. Si les ingénieurs ne se préoccupent pas de concevoir les outils de production et de contrôle en même temps que les produits[2], les défauts et les rebuts restent monnaie courante. La collaboration est extrêmement difficile quand les objectifs de tout le monde ne tirent pas le bateau dans le même sens ! Et encore ce ne sont là que quelques exemples.

Pourtant, avant de vouloir améliorer la collaboration avec les autres, il y a peut-être à travailler dans les ateliers. Quand j’ai commencé à observer avec attention les « gemba people », ceux qui produisent, j’ai très vite fait le même constat qu’avec le soudeur dont il est question ; le temps passé à créer de la valeur, à “toucher” le produit, est souvent très faible au regard du temps passé à chercher des pièces, remplir des fichiers, aller à l’imprimante, demander des explications… Il m’a suffi de passer 15 minutes près d’un poste de travail pour m’en rendre compte. Je précise que je préfère parler de « toucher le produit » plutôt que « créer de la valeur ». Cette notion de valeur (VA, NVA, NVA obligatoire ?) est toujours sujette à interprétation… effectuer un auto-contrôle, est-ce de la VA ? En tous cas, ne pas le faire, c’est souvent détruire de la valeur. Remplir un document, est-ce de la valeur ? Cela dépend du document, si il fait partie du produit ou pas.  

Il parait donc logique de travailler à augmenter le temps passé à toucher le produit, en réduisant le temps passé… à tout le reste.

Encore quelques observations sur le Gemba.

Je me souviens de cette opératrice spécialisée, qui devait manipuler des composants électroniques, et était donc tenue de porter un bracelet antistatique. Le poste de travail avait été si mal pensé que toutes les 10 minutes environ, pour déposer son module sur un banc de mesure sur le côté du poste, elle était obligée de changer de main et de se mettre en extension, étant littéralement attachée à sa table. Muda ? Certes, temps perdu à chaque coup. Mais surtout, travail pénible.

J’ai vu aussi cette technicienne logistique qui devait taper 7 mots de passe pour accéder aux outils dont elle avait besoin (elle est sous-traitante, comprenez-vous, elle n’a pas le droit d’accéder au système informatique de l’entreprise…), et ceci plusieurs fois par jour… Muda ? Oui évidemment. Mais aussi, quelle charge mentale !

Je ne parle pas de l’informaticien qui avait accueilli plutôt fraîchement l’équipe méthodes sensée l’aider à mieux maîtriser le nouveau logiciel, en disant clairement “j’imprime un document toutes les demi-heures, on me refuse une imprimante près de mon bureau, tant que je continuerai de devoir me lever et faire 50 mètres 2 fois par heure, je ne veux pas vous voir”. Muda ? Assurément ! Beaucoup d’agacement aussi…

Pourtant, quand les représentants du personnel nous accusaient de vouloir enlever toutes les respirations aux ouvriers, pour les pousser vers une productivité toujours plus grande au détriment des conditions de travail, je protestais que ce n’était pas l’intention, mais un petit zeste de culpabilité m’amenait à me poser quelques questions.  Est-ce que faire venir les composants au plus près des personnes, leur évitant ainsi des pas inutiles, n’était pas en effet leur enlever des temps de pause nécessaires ? Est-ce que l’imprimante, à l’autre bout du couloir, ne permettait pas quelques pas pour détendre le corps ?

Mon premier déclic, je le dois à mon sensei, que j’ai vu s’énerver devant un coach Lean qui lui montrait un tableau Yamasumi[3] qui intégrait un coefficient de fatigue, pour tenir compte d’un geste plus lent en fin de journée.  Je trouvais l’idée plutôt raisonnable, mais il protestait :

” Votre boulot, c’est de réduire la fatigue, pas de la cacher en introduisant des « temps de fatigue » ! Si vous admettez que les personnes sont plus fatiguées en fin de journée, alors que vous n’avez pas vraiment cherché, par tous les moyens, et avec eux, à ce que leur geste n’amène pas de fatigue, vous ne faites pas votre boulot. Les gens ne sont pas au travail pour se faire du mal. Le respect commence là. Montrez-moi le kaizen !”

Cela m’a beaucoup fait réfléchir.

J’ai constaté que bien souvent, les gestes inutiles étaient en plus des gestes fatigants ou gênants. J’ai constaté aussi, en analysant systématiquement les accidents de travail, que à chaque fois ces accidents révélaient un ou plusieurs mudas, opération ou geste inutile et dangereux ou fatigant.

J’ai constaté aussi que chaque fois que, par le Kaizen, les personnes concernées étaient capables de supprimer ces mudas, de limiter les temps d’attente, de réduire les déplacements, d’améliorer leur geste, les gens ne se plaignaient jamais qu’on leur avait ôté des respirations ou des temps de repos, mais appréciaient qu’on s’occupe tout simplement d’eux.

Travailler à l’amélioration des conditions de travail n’est pas suffisant pour traiter tous les mudas. Mais en ce qui concerne la vie des ateliers, toutes les situations fatigantes ou dangereuses pour les gens sont risquées et couteuses pour les produits aussi. Alors pourquoi ne pas commencer par-là ? La réduction des gaspillages vise à améliorer la productivité, et la productivité passe par une amélioration de la qualité et des conditions de travail (les deux sont indissociables). L’avantage de cette approche, c’est qu’elle est une marque de respect pour les gens, permettant ainsi de gagner sur les 2 tableaux, respect pour les gens, et réduction des gaspillages.


[1] Mura = instabilité, entraine Muri = surcharge, entraine Muda = gaspillage : voir l’excellente vidéo Lean & Learn

[2] Article “D… for Design (Product and component)” par Cécile Roche

[3] Diagramme de Yamazumi : diagramme de lissage et d’équilibrage de lignes, littéralement “tas ou pile” : Diagramme à barres empilées utilisé pour équilibrer la charge de travail des différents opérateurs/postes d’une ligne de production.

Cécile Roche

Cécile Roche

Membre de l’Institut Lean France depuis 2013, Cécile Roche est directrice du Lean et de l’agile pour le groupe Thales. Elle est l’auteure de quatre ouvrages, le dernier d’entre eux est consacré au leadership.

Voir tous les articles de Cécile Roche →