La question du blog : Quelle est notre théorie des gaspillages ?
Lors d’un gemba, nous observons un soudeur à son poste avec le dirigeant de cette entreprise industrielle. A la surprise du dirigeant, le soudeur faisait des tas de choses qui n’avaient rien à voir avec la soudure en question… déplacement, préparation de son poste, recherche d’un outil, nettoyage… Bien sûr il en est de même pour un développeur qui fait tout un tas d’autres choses que de coder, ou bien un conducteur de taxi qui rempli une partie de sa journée avec autre chose que de conduire des passagers d’un point A à un point B.
Cette scène du soudeur m’a ramenée à notre dernier voyage au Japon, devant le sensei Amezawa qui observait l’assemblage d’une voiture en répétant « no value, no value, no value…», et d’un seul coup s’écriait « VALUE ! ».
De retour dans cette usine de production française, cela m’a amené à interroger le blog du lean.
Les 7 muda sont aujourd’hui bien connus, pourtant ils sont toujours là, sous nos yeux.. Qu’est-ce que nous ne pouvons ou ne voulons pas comprendre ? Qu’en est-il de notre théorie des gaspillages et des principes sous-jacents ?
La réponse de Michael
Jim Womack m’a un jour demandé : « pourquoi tu nous ressers les 7 mudas dans chacun de tes livres ?
- Transports inutiles
- Stocks en surplus
- Mouvement sans valeur ajoutée
- Attentes
- Surproduction, produire plus vite que la demande
- Surprocesser, refaire une opération plus que de nécessaire
- Défauts, faire des mauvaises pièces
C’est pas un peu dépassé ? La pensée lean a évolué depuis !
Cette remarque m’a beaucoup fait réfléchir car elle cachait en face un désaccord profond sur ce que nous entendions par pensée lean. Jim avait en tête : se faire une vision globale du flux de valeur, aller sur le terrain pour voir les dysfonctionnements évidents et les résoudre pour améliorer le processus de production. De mes observations de thèse, j’avais compris : regarder sur le terrain chaque second passée inutilement (un mètre, une seconde, un yen) pour en comprendre la cause, remonter à la misconception dans la tête de quelqu’un et essayer de la corriger.
Rétrospectivement nous avions tous les deux raison et tous les deux tort – les sensei essayaient de nous apprendre l’hélicoptère, c’est-à-dire le va-et-vient mentale entre la seconde perdue et le flux de valeur dysfonctionnant dans son ensemble. Il n’y a pas à choisir entre dysfonctionnement local et dysfonctionnement global, il faut comprendre le lien entre les deux, donc d’un coté mura, muri, muda (variation de charge de travail, surcharge à des points précis et donc ressources gaspillées quand ça craque) et le one second muda des 7 gaspillages.
Issu d’une culture asiatique, Taiichi Ohno admet naturellement que les opinions et les positions des gens sont le résultat d’un processus de pensée, fait de leurs expériences précédentes, leurs a priori et convictions et leur observation instantanée. Pour les faire changer d’avis, il les colle dans un cercle à regarder le process réel là maintenant tout de suite (une sorte de méditation) jusqu’à ce qu’ils voient ce qui dysfonctionne. Il ne commence pas par leur faire prendre des cours de Value Stream Mapping et faire des maps élaborées du process, il les met en face du terrain et pour les aider à s’orienter, leur conseille de regarder les tâches qui consomment du temps ou de la ressource sans apporter de valeur immédiate (no value no value no value value).
D’autres senseis ont d’autres approches et commencent par faire faire des MIFAs (Material and Information Flow Analysis) pour comprendre le flux de matière et d’information dans son ensemble. Ou commencent par dantotsu : mesures les défauts où on les trouve pour essayer d’en comprendre l’origine et corriger les misconceptions qui les causent.
Il ne s’agit que de points d’entrée, pas de points d’aboutissement. L’intuition fondamentale est qu’aucun processus ne sera jamais parfait donc il y a toujours de la place pour du kaizen si on sait où voir où ça achoppe.
La véritable difficulté du lean n’est pas sa théorie (améliorer le processus pour le client et facilité le travail des collaborateurs en éliminant les pertes inutiles – pas compliqué à comprendre) mais son activation sur le terrain. En Occident on nous apprend à chercher le processus plus moderne qui remplacera le processus en place. Chez Toyota on pense que les gens font de leur mieux, que les ingénieurs ne sont pas des abrutis, et donc les processus sont fait du mieux possible mais comme on ne peut pas tout prévoir, ont naturellement des embarras et des inefficacités, surtout quand les choses changent – il faut donc admettre que 1/ tout le monde veut fabriquer des bonnes pièces à l’heure mais 2/ il y a des difficultés qu’on n’avait pas prévues et 3/ il faut apprendre à les reconnaître pour remonter à leur cause : l’idée fausse qui leur permet de perdurer (ce qu’on tolère se propage).
La science des gaspillages est en fait la science du regard sur les dysfonctionnements inhérents à toute solution organisationnelle, ou comme le dirait plus crûment mon père, la science des conneries. Sans apprendre à voir les muda et les comprendre, on crée sans arrêt de la friction et des pertes évitables en prenant ce qu’on pense être des bonnes décisions sans les comprendre complètement. Se développer personnellement veut dire apprendre à faire quelque chose en théorie et en pratique certes, mais aussi apprendre les pièges classiques qu’il faut repérer vite pour éviter une erreur. Souvent cela nécessite de lever le nez et d’aller au-delà de sa spécialité pour comprendre l’impact sur les autres éléments fonctionnels du système de production. Un flux de valeur est une vue de l’esprit, en réalité on a à faire à un tissu de travail plus ou moins bien réparti.
De ce point de vue, ça ne fait jamais de mal de revenir au 7 gaspillages et de comprendre pourquoi Ohno parle de ceux-ci et non pas de compétences inexploitées ou tout plein d’autres trucs. Ce n’est pas qu’il ne s’agît pas de gaspillages, mais qu’ils n’aident pas à voir sur le terrain, là tout de suite, la seconde gaspillée – et ce qu’elle implique.
Oui, la plupart du temps les causes sont opaques, ou oui la plupart du temps on ne peut rien y faire dans l’immédiat. Comme le cercle d’Ohno il ne s’agit pas de faire. Il s’agit d’aller au-delà des limites qu’on s’impose en ne regardant pas ce qu’on ne sait pas corriger ou comprendre et forcer son esprit à vraiment regarder, regarder jusqu’à ce que ça fasse mal au crâne, pour apprendre à voir.