De quoi le gaspillage est-il le nom ?

unrecognizable woman with hat standing in meadow with flowers

La question du blog : Quelle est notre théorie des gaspillages ?

Lors d’un gemba, nous observons un soudeur à son poste avec le dirigeant de cette entreprise industrielle. A la surprise du dirigeant, le soudeur faisait des tas de choses qui n’avaient rien à voir avec la soudure en question… déplacement, préparation de son poste, recherche d’un outil, nettoyage… Bien sûr il en est de même pour un développeur qui fait tout un tas d’autres choses que de coder, ou bien un conducteur de taxi qui rempli une partie de sa journée avec autre chose que de conduire des passagers d’un point A à un point B.
Cette scène du soudeur m’a ramenée à notre dernier voyage au Japon, devant le sensei Amezawa qui observait l’assemblage d’une voiture en répétant « no value, no value, no value…», et d’un seul coup s’écriait « VALUE ! ». 
De retour dans cette usine de production française, cela m’a amené à interroger le blog du lean.

Les 7 muda sont aujourd’hui bien connus, pourtant ils sont toujours là, sous nos yeux.. Qu’est-ce que nous ne pouvons ou ne voulons pas comprendre ? Qu’en est-il de notre théorie des gaspillages et des principes sous-jacents ?

La réponse de Godefroy

La saison estivale est particulièrement propice à l’observation décontractée des muda, ces sept gaspillages chers aux praticiens lean. Qu’il s’agisse des parts de pizzas froides qui s’accumulent au frigo (surproduction), des accessoires de plage hors d’âge qui sommeillent au grenier (surstockage), des oublis qui nous transforment en balle de ping-pong entre maison et plage (déplacements inutiles), des châteaux de sable renversés par la marée montante (surprocessing), des ustensiles de cuisine introuvables dans la cuisine inconnue (mouvements inutiles), du bistro en terrasse « avec vue sur la mer »… à condition d’être debout sur un escabeau (défauts), ou de désespérer d’y attirer l’attention du garçon de café débordé (temps d’attente).

C’est que, comme ce dirigeant d’entreprise observant un soudeur ou Amezawa-sensei devant une ligne d’assemblage, nous sommes capables de voir des muda partout sur le gemba, pour peu qu’on le regarde avec attention et sans préjugés.

Et pourtant, hors période de décélération estivale ou exercices imposés par un sensei, on ne les remarque guère au quotidien, ces gaspillages. Ou, quand on les voit, on se contente de hausser les épaules et de passer à autre chose, poussés par notre voix intérieure qui nous répète sans cesse : « oui, mais c’est normal, c’est parce que… » Qu’il s’agisse des fréquentiels en production, des interruptions par un coup de téléphone qui brise notre concentration, des bugs informatiques, des impressions inutiles, des réunions mal préparées, des trajets à refaire, des échantillons qui manquent, des informations redondantes, des modes d’emploi égarés, des installations mal faites, des tours de main oubliés ou des erreurs de saisie en stock, d’imputation analytique ou encore d’agenda (et j’en oublie), notre quotidien professionnel ou personnel est au moins autant fait d’inefficacités tolérées que d’optimisations poussées.

C’est une énigme aussi vieille que les gaspillages : comment fait-on pour s’en accommoder au quotidien ? Pourquoi, dès que le sensei s’en va, commence-t-on à oublier ce qu’on avait vu comme ridicule ou insupportable lorsqu’on était à ses côtés ? Cette invisibilité du gâchis au quotidien mérite d’être étudiée.

La première remarque à faire est que ceux qui voient les gaspillages ne sont pas forcément les mêmes que ceux qui y peuvent quelque chose, et réciproquement. Il est bien connu en sciences de gestion que le gaspillage, c’est les autres ! Comme le dit par exemple Valérie Guillard, « les distances spatiale, temporelle, hypothétique et sociale aux objets influencent la façon dont les individus se représentent leur utilité (abstraite/concrète) et perçoivent ou non leur gaspillage. » En particulier, « les distances spatiale, temporelle et hypothétique aux objets génèrent une représentation abstraite de leur utilité ce qui conduit à un faible gaspillage perçu ; la distance sociale au futur bénéficiaire des objets conduit à une représentation abstraite de leur usage et à un fort gaspillage perçu. »[1] C’est une des raisons pour lesquelles nous tolérons tant de gaspillages dans les supply chains en flux poussés : loin du client, noyé dans les stocks, incapables de connaître l’usage d’un produit spécifique, il est facile d’en imaginer un usage parfaitement efficace, c’est-à-dire correspondant en tout point à chaque élément du produit, de son packaging, etc. Pur fantasme, bien sûr, autorisé par les couches de stocks et d’intermédiaires entre concepteurs, producteurs, clients et utilisateurs ! D’où l’effet renversant des gemba chez le client, qui déchirent ce confortable voile de l’ignorance.

Par ailleurs, le coût du gâchis n’est pas forcément assumé par l’entreprise : la charge mentale de complexité de montage d’un meuble en kit, ou celle de la maintenance d’un appareil électroménager peu réparable, par exemple, sont renvoyées sur l’utilisateur final. Et la voie de retour qui permet de l’entendre clairement n’est pas toujours ouverte.[2]

Cependant, et la situation décrite dans la question posée en témoigne, il n’est pas bien difficile de trouver des gaspillages près de nous, qui nous concernent directement, voire que nous avons suscités. Il suffit de penser à la faiblesse des efforts de 5S dans les bureaux, par exemple, pour constater que nous sommes peu enclins à voir ces gaspillages, même quand ils nous pourrissent directement la vie et que nous pourrions décider d’y consacrer l’énergie nécessaire pour y mettre fin.

Mon hypothèse est que l’invisibilisation des gaspillages est en fait une activité des équipes et des managers. De la même manière qu’il a fallu construire le défaut qu’on a « mis dans le produit », nous construisons activement la tolérance au gaspillage dans notre regard. Comment cela se passe-t-il ? Pour le comprendre, creusons un peu le mécanisme causal qui nous rend capables de ne pas voir les gaspillages.

Lauri Koskela, brillant professeur de gestion à l’université de Huddersfield au Royaume-Uni, étudie le lean depuis plus de 30 ans, notamment dans le monde de la construction et des grands projets. Il a entrepris de dresser l’histoire de la notion de gâchis (waste) dans la littérature managériale depuis son émergence au XVIIIe siècle[3]. Il relève le caractère dual de ce concept, qui intègre des considérations matérielles (« gâcher coûte cher ») et une prescription morale (« faut pas gâcher ! »). Du fait de cette « oscillation » moralisatrice, traiter des gaspillages induit un inconfort, voire une angoisse. Or il est bien connu que, face à l’angoisse, notre réaction-réflexe est de… refuser de voir ce qui la génère (c’est le coping de niveau 1) : ne pas voir la trace de calcaire au fond du lavabo, oublier un mail déplaisant, ignorer les sentiments négatifs qu’on inspire, vivre dans l’insouciance de la disruption climatique… Comme le résume Coluche avec sa verve toute imagée : « savez-vous pourquoi les Français ont choisi le coq comme emblème ? C’est parce que c’est le seul oiseau qui arrive à chanter les pieds dans la merde ! »

Nous sommes donc tous coupables de renoncements au quotidien. Nous refusons tous d’affronter ces questions « qu’on ne se pose plus », du moins plus après le premier rapport d’étonnement qui a suscité le sourire narquois – si ce n’est l’hilarité générale – de l’équipe en place. Il est plus facile de ne rien voir que d’affronter les causes systémiques des gaspillages que nous tolérons dans nos vies quotidiennes ou professionnelles.

Comme le savent bien les metteurs en scène et les prestidigitateurs, on ne voit que ce qu’on s’attend déjà à voir. En pilotant notre attention pour l’éloigner des sources de gâchis, nous fabriquons une heureuse incapacité à ne pas voir toute l’horreur d’un certain nombre de situations industrielles ou bureaucratiques. Certes, il arrive un moment où la réalité devient tellement insupportable que l’on est obligé de voir : le Roi est nu ! C’est souvent bien tard, à un moment où et il est devenu très difficile de régler les problèmes accumulés. Et l’effet de cette révélation est que, soudainement, une organisation ou un métier voit sa cote s’effondrer, alors même qu’elle était enfin en train de commencer à affronter ses problèmes. C’est ce qui est arrivé ces dernières années à l’hôpital ou au lycée : tout le monde fuit, mais les causes qui font fuir sont là depuis longtemps, aggravées par des décennies d’incurie…

L’invisibilité des gaspillages dans le quotidien n’est donc pas uniquement une affaire d’inégalités sociales : elle est aussi cognitive et psychologique. Tout nous pousse à ne pas voir les gaspillages, à ne pas souhaiter les observer…  et donc à demander à nos subordonnés de ne pas nous forcer à les regarder, et même à nos chefs de nous forcer à ne pas les regarder. Sans discipline particulière sous la houlette de sensei, sans fréquentation de pairs qui communient dans la contemplation des muda, le coût émotionnel est tout simplement trop élevé.

Ces difficultés aboutissent à un curieux dévoiement : l’invisibilisation des gaspillages devient une tâche active, à laquelle chacun contribue, et la gestion de l’attention, tâche managériale majeure, vise principalement à éviter… que les gaspillages soient révélés. Si un gâchis est repéré, la ligne managériale voudra y voir un fait local, contingent, « la faute à pas-de-chance » et en aucun cas révélateur de dysfonctionnements profonds. Et c’est ainsi que l’on aboutit à des systèmes organisationnels épouvantablement inefficaces, dont la justification principale est de permettre de ne pas voir les gaspillages, et non de les éviter. Flux poussés, stocks massifs, surinvestissement, ré-ordonnancement en continu, interruptions, réunionite : autant de dispositifs qui permettent de retenir l’attention sur n’importe quoi, à condition que ce soit ailleurs que sur les gaspillages ! It’s not a bug, it’s a feature.

On pourrait poursuivre le fil de raisonnement jusqu’à la construction active de l’ignorance – l’agnotologie – qui explique pourquoi certains savoirs deviennent tabou dans une organisation (« la question ne sera pas posée »), ou cantonnés à une caste limitée (les actuaires en assurance, les méthodologues EBIOS en sécurité des systèmes d’information, etc.) Dans le corpus lean orthodoxe, on peut relever que cette invisibilisation active des gaspillages est liée à la conception « 4D » de la stratégie[4], celle du management financier et des « décideurs ». Il est paradoxalement plus confortable de « définir » en chambre ce qui est important ou pas (le Define du 4D) que d’accepter de voir sur le gemba les problèmes concrets (le Find du 4F), parce que cela permet de choisir librement ce qu’on va refuser de regarder !

Alors, que faire ? La communauté lean définit la capacité à voir les gaspillages comme une compétence ou, mieux, une discipline. Comme telle, elle est susceptible d’un développement individuel et elle est stabilisée par la fréquentation de gens qui la pratiquent également. C’est le sens du titre du premier workbook du Lean Enterprise Institute : apprendre à voir[5]. Comment apprend-on à voir les gaspillages ?

C’est tout d’abord, et nous l’avons vu dès la question posée, un rôle crucial des sensei : rendre les mudas visibles et même, autant qu’ils le pourront, insupportables. Ainsi le sensei Chiro Nakao, élève direct de Taiichi Ōno, est décrit dans une scène hilarante de Système Lean exorcisant les muda à coups de trompe à la fin des ateliers kaizen, et dessinant de petites chèvres partout sur les murs. Ce comportement semble juste bizarre tant qu’on ne comprend pas qu’il vise à susciter des résistances sociales au retour de l’inefficacité.

Accepter de regarder les gaspillages en face implique aussi de se défaire de l’angoisse qu’ils génèrent. Ce qui passe, dans la communauté lean, par un travail sur le vocabulaire, pour sortir de l’oscillation repérée par Koskela. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles la communauté lean conserve le mot japonais muda. Cette mise à distance sémantique permet de sortir du jugement moral, tout comme « tirer l’andon » est infiniment plus neutre que « sonner l’alarme. »

Plus généralement, c’est le rôle de tout l’échafaudage de réflexion stratégique 4F (Find-Face-Frame-Form) que de permettre de sortir de l’invisibilisation des problèmes que nous faisons exprès d’avoir – une autre définition possible, quoique paradoxale, du gâchis. Ce n’est pas sans raison que les sensei évaluent les progrès de leurs élèves à l’aune de leur capacité à se défaire de l’angoisse générée par les « discussions difficiles » autour des gaspillages et de leurs causes. Loin de juger étroitement les progrès obtenus sur le problème traité, c’est l’acquisition de la compétence d’observation des gaspillages qui est ainsi évaluée.

Hors du lean, le problème de l’invisibilisation active des gaspillages intéresse depuis longtemps divers intellectuels. Umberto Eco mène par exemple une truculente réflexion dans La Guerre du Faux (1987) sur le rôle du « more » dans la société de consommation, en partant des assiettes trop remplies que servent les restaurants américains, et du « more to come » dans le traitement des informations, qui nous tient en haleine et nous empêche de penser. Lauri Koskela montre aussi, dans un papier tout récent[6], que la théorie économique s’est détournée, lors de son « tournant néoclassique » (à partir de 1935), des questions de production et d’inefficacité, pour se consacrer exclusivement à la question de la décision. Les économistes ont ainsi été amenés à penser l’inefficacité exclusivement comme la conséquence d’erreurs de décision, aboutissant à un paradoxe aujourd’hui mal résolu par la discipline : alors que les actions des acteurs sont censées être toutes optimales, les entreprises sont bien loin d’agir sur leur frontière productive. Pour Koskela, un renouveau de la recherche sur les gaspillages, leur rôle, leurs causes, leur invisibilisation, serait aujourd’hui nécessaire au cœur des sciences économiques.

Pour autant, savoir voir (les gaspillages) ne permet pas de résoudre magiquement les situations qui y conduisent – comme le dit Morpheus à Neo dans Matrix,  « all I’m offering is the truth. » Et pour tout dire, une fois qu’on a « appris à voir », on peut être sérieusement découragé par ce qu’on s’était longtemps entraîné à ne surtout pas regarder ! Qu’il s’agisse des peintures hors d’âge sur les murs de l’atelier, des managers toxiques qui peuplent la pyramide hiérarchique, de tel règlement délirant qui bride l’activité, des cérémoniels ridicules où se complaît l’organisation, des risques masqués et donc mal gérés… Tout le monde n’a pas le recul de Zaphod Beeblebrox dans The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy : « Hey, what a cave, man! Hey, we could really… we could really… We could really, you know – be in this cave. »

Faut-il vider l’océan au dé à coudre ? Comment éviter de devenir ridiculement obsessionnel ? Est-il pertinent d’optimiser un poste de travail au milieu d’un océan d’inefficacités ? Comment ne pas perdre en flexibilité – créer des muri – ou en prévisibilité – créant des mura – en augmentant les taux d’utilisation ? Une piste : ce que nous gaspillons nous dit ce à quoi nous tenons. Pour paraphraser Bergson, le désordre que nous tolérons est l’ombre portée de l’ordre que nous construisons. Dans le modèle stratégique 4D, le « Define » mène irrémédiablement au « Decide », car la décision est un puissant anxiolytique, qui permet de revalider les impasses dans la pensée stratégique, de la même manière que le névrosé rejoue le scénario correspondant à son trouble pour faire taire son anxiété. De la même manière, le « Find » mène dans la stratégie 4F au « Face », moment où le leader lean rend explicites les contradictions dans lesquelles l’organisation se débat, pour affronter l’« ombre portée » et s’en libérer. C’est par l’action que nous parvenons à apaiser notre angoisse. Il faut, comme Camus après Kuki Shūzō (1888-1941), imaginer Sisyphe heureux.


[1] « Le Gaspillage perçu des objets : une analyse par les théories de la distance psychologique et des niveaux de représentation », Décision Marketing, 2019

[2] Exit, Voice and Loyalty, Hirshman A. (1970) est une référence classique sur ce sujet.

[3] « A Brief History of the Concept of Waste in Production », Proceedings for the 20th Annual Conference of the International Group for Lean Construction, 2012

[4] Je me réfère ici au cadre conceptuel « 4D vs 4F » proposé par Ballé M., Jones D., Chaize J., Fiume O., La Stratégie Lean, Eyrolles, 2018

[5] Rother M., Shook J. Learning to See, Lean Enterprise Institute, 1999

[6] Koskela L., Ballard G., Bølviken T. (2023) “Waste: Why economics got it so wrong, and what could be the remedy?”, Proceedings of the 31st Annual Conference of the International Group for Lean Construction

Godefroy Beauvallet

Godefroy Beauvallet

Membre de l’Institut Lean France.

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