« Mais, on a toujours fait comme ça ! »

La question du blog : Quelle est notre théorie des gaspillages ?

Lors d’un gemba, nous observons un soudeur à son poste avec le dirigeant de cette entreprise industrielle. A la surprise du dirigeant, le soudeur faisait des tas de choses qui n’avaient rien à voir avec la soudure en question… déplacement, préparation de son poste, recherche d’un outil, nettoyage… Bien sûr il en est de même pour un développeur qui fait tout un tas d’autres choses que de coder, ou bien un conducteur de taxi qui rempli une partie de sa journée avec autre chose que de conduire des passagers d’un point A à un point B.
Cette scène du soudeur m’a ramenée à notre dernier voyage au Japon, devant le sensei Amezawa qui observait l’assemblage d’une voiture en répétant « no value, no value, no value…», et d’un seul coup s’écriait « VALUE ! ». 
De retour dans cette usine de production française, cela m’a amené à interroger le blog du lean.

Les 7 muda sont aujourd’hui bien connus, pourtant ils sont toujours là, sous nos yeux.. Qu’est-ce que nous ne pouvons ou ne voulons pas comprendre ? Qu’en est-il de notre théorie des gaspillages et des principes sous-jacents ?

La réponse de Olivier

Il me revient une belle histoire de gaspillage en rassemblant quelques éléments que je trouve propres à éclairer la question.

Dans l’une de nos usines, un de nos jeunes informaticiens s’est un jour trouvé en charge de la mise à plat et de la reconception d’un logiciel RH (ça remonte à l’époque où ces programmes étaient rédigés en COBOL). Comme il est hélas fréquent, c’est l’informaticien qui est de facto en charge de décrire et documenter les processus existants car il est rare que les opérationnels se soient eux-mêmes donnés la peine de le faire et d’en profiter pour rédiger leurs standards (sans commentaire …).

Ainsi, il est de coutume que ce soit à un parfait étranger au processus qu’échoit la tâche de le documenter (avec des opérationnels qui n’ont jamais le temps de l’aider dans cette réalisation jugée au mieux inutile, au pire contreproductive et juste bonne à être confiée à un informaticien. Sans commentaire…).

Bref, ce jeune homme que j’imagine encore fougueux et plein d’illusions s’attelle à la tâche et tel un Sisyphe industrieux commence à pousser son rocher.

Il a tôt fait de découvrir une incongruité ou du moins un certain objet d’étonnement dans la pratique concrète du processus tel qu’il est vécu par les équipes de terrain. Voici :

Tous les premiers du mois un état nominatif du personnel de l’usine est imprimé sur un très long listing qui est empaqueté et expédié à la sous-préfecture dont dépend l’usine. Notre héros se dit “tiens, pourquoi donc ?” et se met donc à enquêter. Il constate rapidement que personne ni à l’usine, ni au siège n’a la moindre idée de la raison ou d’un commencement d’explication pour justifier cette pratique. “On ne sait pas, on a toujours fait comme ça, t’embête pas avec ça”.

Notre jeune homme ne se laisse pas démonter pour si peu et puisque personne ne sait dans l’entreprise, il décide de se rendre à la sous-préfecture pour creuser la chose.

A peine a-t-il exposé sa requête auprès d’une guichetière qu’on lui explique qu’il faut aller voir Bernard aux archives. Lequel Bernard, une fois mis au courant de l’objet de la visite éclate d’une sonore interjection et ajoute « Ah c’est vous qui m’envoyez tous ces listings de malheur tous les mois ! Venez voir, venez voir, allez suivez-moi. ».

Et notre Bernard de l’entrainer dans les dédales souterrains de la sous-préfecture. Après avoir sélectionné la bonne clé d’un gros trousseau, il ouvre une porte en lui disant : « Voilà, c’est la pièce qui contient tous vos listings depuis le début. Il a fallu qu’on déménage tout ce qu’elle contenait pour pouvoir y loger tous vos cartons ! ».

Notre valeureux informaticien se plonge dans ce tas de cartons poussiéreux et après avoir déterré les premiers listings et leurs courriers d’accompagnement finit par comprendre le pourquoi de la chose. Ces envois d’états nominatifs étaient exigés de l’occupant nazi afin de disposer d’états à jour pour le STO (Service du Travail Obligatoire) de triste mémoire. Ces listes devaient être envoyées tous les mois sans faute à la FeldKommandantur. A la Libération, personne ne s’est soucié de savoir s’il ne serait pas opportun d’interrompre ces envois qui se sont ainsi poursuivis de longues années car « on a toujours fait comme ça » !

Alors, je pense que l’argument de tradition pèse en général fort lourd dans la résistance à l’élimination des gaspillages. C’est un paradigme qui n’est pas mauvais en soi et on doit même pouvoir expliquer qu’il est central dans la survie de l’espèce (On n’entre pas dans une caverne sans précautions, on ne met pas ses doigts dans le feu, toutes les plantes ne sont pas bonnes à manger … Bref ce genre de choses.). De plus, ce paradigme est très confortable. Challenger le statu quo est au contraire terriblement inconfortable et donc malaisé. Il m’est souvent arrivé d’avoir à aider psychologiquement des équipes d’opérationnels qui ressentaient littéralement comme une peur du vide à devoir se lancer dans un inconnu très inconfortable et ressenti comme dangereux même si personne ne l’aurait admis aussi crûment !

Olivier Soulié