Coup de feu en cuisine : le huitième gaspillage

La question du blog : Quelle est notre théorie des gaspillages ?

Lors d’un gemba, nous observons un soudeur à son poste avec le dirigeant de cette entreprise industrielle. A la surprise du dirigeant, le soudeur faisait des tas de choses qui n’avaient rien à voir avec la soudure en question… déplacement, préparation de son poste, recherche d’un outil, nettoyage… Bien sûr il en est de même pour un développeur qui fait tout un tas d’autres choses que de coder, ou bien un conducteur de taxi qui rempli une partie de sa journée avec autre chose que de conduire des passagers d’un point A à un point B.
Cette scène du soudeur m’a ramenée à notre dernier voyage au Japon, devant le sensei Amezawa qui observait l’assemblage d’une voiture en répétant « no value, no value, no value…», et d’un seul coup s’écriait « VALUE ! ». 
De retour dans cette usine de production française, cela m’a amené à interroger le blog du lean.

Les 7 muda sont aujourd’hui bien connus, pourtant ils sont toujours là, sous nos yeux.. Qu’est-ce que nous ne pouvons ou ne voulons pas comprendre ? Qu’en est-il de notre théorie des gaspillages et des principes sous-jacents ?

La réponse de Jacques

Bien arrimée au front du cuisinier, la caméra révélait chaque détail de son travail. Son objectif : remplir vite et bien l’assiette du client. Celle-ci, posée sur la table de préparation en inox, était encore vide. Les minutes s’écoulaient, le ballet de ses gestes et déplacements était impressionnant : il prenait, ouvrait, vidait, tranchait, nettoyait, rangeait avec précision, sans arrêt ni pause. Mais les moments où se remplissait l’assiette étaient rares et brefs.

C’est le constat fréquent que livre l’observation sur le terrain : beaucoup de temps passé, peu de temps utile ; ici quelques secondes parmi de longues minutes ; dans certains métiers, des heures voire des jours d’attente entre deux opérations pour quelques minutes fructueuses. Une goutte de valeur dans un océan de gaspillages. Encore faut-il la voir !

Sur le terrain, on a tendance en effet à se laisser « embarquer » : l’œil est attiré et distrait par les objets, les mouvements, les masses ou les détails intrigants, les couleurs et autres signaux qui captent notre attention et mobilisent toute notre disponibilité cérébrale. Il est alors difficile de repérer -parmi les multiples activités et tâches qui construisent le process- ces moments rares de création de valeur.

C’est l’intérêt de ces vidéos en cuisine1 pour exercer nos talents d’observation et nous apprendre à voir in vivo ces instants et ces gestes essentiels.

Apprendre à voir ces moments décisifs est en effet la première étape : voir la création de valeur comme un flux continu, une rivière libre, sans eaux stagnantes ni rochers ; « le » geste parfait au bon moment, sans interruption ni obstacle ; voir le flux de tous les ingrédients, saveurs et arômes, textures, équilibres et contrastes qui se rejoignent et s’agencent dans l’assiette – sans effort ni retard- pour surprendre et satisfaire les yeux et le palais du client.

La deuxième étape est ensuite d’affronter les obstacles à ces gestes et instants créateurs de valeur. C’est apprendre à voir ces longs moments de « non-valeur », ces fameuses 7 ou 8 familles de gaspillages; dans les vidéos, ce sont les pas inutiles, les hésitations et attentes, les mouvements répétés sans raison apparente, les embouteillages devant le four, la nourriture gaspillée, les assiettes à reprendre ou refaire.

Pour passer cette deuxième étape, il faut d’abord reconnaître que certaines solutions censées éliminer les gaspillages en créent souvent de nouveaux et que le pire gaspillage – pas le moins fréquent- est de vouloir améliorer une tâche inutile. Pour éviter ces écueils, il faut apprendre à voir « derrière » le gaspillage. Celui-ci n’est en effet que « le symptôme qui permet de comprendre des syndromes plus profonds. Se forcer à le voir et se demander « pourquoi ? » permet de débusquer la pensée erronée qui a conduit à ce gaspillage et d’apprendre vraiment quelque chose.2» On découvrira ainsi que le gaspillage (muda) n’est souvent que le résultat de la surcharge (muri) – le fameux « coup de feu » en cuisine – provoquée par les variations et l’instabilité de la demande (mura)3. Il faudra enfin savoir trier dans ces actions « sans valeur » celles qui relèvent de la nécessité incompressible et celles qui ne sont que les fruits inutiles de nos idées fausses.

Voir les moments et les gestes créateurs de valeur et débusquer les idées fausses qui se cachent derrière les gaspillages sont deux étapes nécessaires mais insuffisantes. Il faut ensuite « transformer l’essai » pour se rapprocher du flux idéal au plus près du client.

C’est la troisième étape. On ne peut la franchir qu’en éliminant le « huitième gaspillage ».

Dans l’édition originale du « Toyota Way », il y a 20 ans, Jeff Liker avait ajouté aux 7 gaspillages connus, obstacles visibles au flux, un huitième gaspillage, invisible, mais qu’il considérait comme le plus important : la créativité inutilisée des collaborateurs.

Il est vrai que trop souvent encore, la chasse aux gaspillages et la recherche de solutions est confiée à des experts ou des consultants. Les équipes de terrain sont priées d’exécuter les nouveaux process, parfois plus efficaces mais souvent plus contraignants. Leur capacité à résoudre les problèmes, à proposer de nouvelles approches a été ignorée ou négligée : c’est ainsi que naît le huitième gaspillage qui essaie de créer de la valeur sans gaspillages en oubliant de mettre au centre du jeu la créativité des collaborateurs.

Pour mettre cette créativité au centre du jeu, le cuisinier et son équipe disposent d’un outil puissant : le TPS (Thinking People System)4 pour apprendre à voir, à observer, mais surtout à réfléchir, questionner et s’orienter. Le TPS est un cadre qui repose précisément sur la confiance mutuelle qui libère la capacité des équipes à partager et résoudre les problèmes afin de créer plus de valeur pour les clients. Elles peuvent utiliser deux moteurs puissants pour créer plus de valeur sans gaspillage de ressources et de temps. Le moteur des ressources, c’est celui qui permet à chacun de construire et d’améliorer le « bon geste » -le bon du premier coup- sans effort inutile. Le second moteur, c’est celui du bon geste « au bon moment », du « juste à temps », de la synchronisation de toute l’équipe avec le temps du client.

Sans jamais perdre de vue l’objectif de création de valeur pour le client, le cadre du TPS permet aux équipes d’explorer, de comprendre, de s’orienter et tester en permanence de nouvelles façons de faire, sobres en ressources et en temps, qui améliorent l’offre aux clients et facilitent le travail de chacun.

Dans la seconde édition de Toyota Way (2021) 5 Jeff Liker a renoncé à classer ce huitième gaspillage aux côtés des 7 autres. Il est vrai que les 7 gaspillages originaux décrivent des ressources et du temps mal utilisés, tandis que ce huitième gaspillage est, à l’inverse, fait de temps et de ressources qu’on aurait dû utiliser. Mais ce gaspillage « par omission » révèle néanmoins la tentation très répandue de faire du Lean sans inclure les équipes de terrain… le célèbre people-free Lean, féru d’outils, oublieux des personnes.


[1] Merci à Régis Médina d’avoir débusqué ces exercices pour « apprendre à voir ». Vidéo Youtube : GoPro in the kitchen et fast food : Working at McDonalds

[2] M.Ballé. N.Chartier. G.Paoli: Réussir en équipes. Chapitre 5. Débusquer les idées fausses

[3] Ballé & Al: Devenir un Leader Lean. Chapitre 3. Les trois productivités du lean

[4] https://leanandlearn.institut-lean-france.fr/video/introduction-au-lean-learning-system/

[5] Jeffrey K. Liker: Toyota way.2nd Edition: « In the original Toyota Way, I described an eighth waste, unused employee creativity, which I still think is perhaps the most fundamental waste. But it does not fit cleanly into this list. The seven wastes are obstacles to flow and are observable, while waste of employee creativity is a broader concept of what could have been. »

Jacques Chaize

Jacques Chaize

Membre de l’Institut Lean France, Jacques Chaize a été à la tête de l’entreprise SOCLA puis du groupe Danfoss Water Controls pendant près de trente ans. Co-fondateur de SOL France, il a également dirigé le Centre des Jeunes Dirigeants et l’APM.

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