La question du blog : Pourquoi associe-t-on le « respect for people » au pilier du jidoka ?

La réponse de Régis
Au quotidien, dans une start-up, tout doit aller vite. L’entreprise n’a pas encore la stabilité dont jouit une grande entreprise, et elle court en permanence vers le prochain palier de croissance vendu aux investisseurs – et pour ça, tous les raccourcis sont bons à prendre. On parle de “roadmap agressive”, et l’horizon de temps s’évalue en heures ou en jours.
Cette frénésie est excitante et parfois grisante au début, mais après quelques mois les équipes souffrent d’un sentiment d’épuisement et de vacuité dans leur travail – pas le temps de bien faire, d’être fier de ce que l’on fait, de s’appliquer pour se sentir vraiment progresser. Cela conduit à la « grande démission » dont tout le monde parle et que l’on ressent de manière concrète aujourd’hui dans la difficulté à recruter et fidéliser des gens vraiment investis dans leur travail. Comment retrouver le plaisir de travailler sans pour autant ralentir le développement de l’entreprise ?
On associe le jidoka à l’arrêt au défaut par l’andon : la personne qui est prise d’un doute sur ce qu’elle fait le signale à son team leader pour d’abord débloquer la situation, puis ensuite déclencher une discussion sur la façon de mieux s’y prendre pour éviter que le problème ne survienne à nouveau. C’est d’abord un moyen de restaurer la fierté du travail bien fait – on se met tous à parler de qualité, ce qui conduit à des conversations plus riches avec les managers autour du travail concret pour rentrer au fond des sujets et se sentir gagner en maîtrise. Pour chaque contributeur individuel, c’est le signal que ce qu’il façonne chaque jour est important.
Mais pour aller un cran plus loin, il faut revenir au système d’arrêt au défaut automatique des métiers à tisser mécaniques de Sakichi Toyoda – une logique “d’autonomisation” selon la traduction habituelle du terme Jidoka. On peut décider de voir ce gain d’autonomie de la machine comme une manière de libérer le travail humain, mais c’est aussi une réflexion profonde sur la manière dont l’homme et la machine travaillent ensemble.
Je me souviens du responsable des ventes d’une startup de l’immobilier qui avait fait développer des écrans “pour que les cinquante vendeurs n’aient plus qu’à suivre le process”. Le sous-titre : puisque le process est bon et que la personne est une source de problèmes, il faut obtenir la soumission de la personne à la machine. Sans grande surprise, cela n’a pas donné de bons résultats.
La vision Jidoka de l’automatisation, c’est que la personne reste au coeur de l’action. Les machines forment une sorte d’exo-squelette qui amplifient ses capacités en prenant en charge les parties répétitives du travail, pour lui permettre d’exercer son intelligence là où elle est la plus utile, c’est-à-dire dans les situations anormales.
Le pendant de l’augmentation de la productivité, c’est que chacun doit traiter un nombre de plus en plus grand de dossiers en simultané. Dans le e-commerce, une poignée de personnes est chargée du réassort de plus de 10.000 références produit. Les équipes support d’une entreprise SAAS se retrouvent à traiter des centaines de tickets. Comment savoir où regarder pour s’assurer que chaque client est bien servi ? Pour des informaticiens, la façon habituelle de développer les systèmes correspondants consiste à automatiser le processus nominal de traitement des dossiers. Les erreurs sont vues comme des anomalies qui ne devraient pas arriver, et dont on se débarrasse le plus souvent avec un message laconique ou une mention dans des fichiers de logs qui ne sont jamais consultés.
La pensée Jidoka amène à penser un cran au-delà : identifier toutes les situations anormales et concevoir des affichages qui présentent de manière simple les éléments à traiter, avec toutes les données nécessaires pour permettre à l’humain en charge de prendre une décision. Pour les équipes d’informaticiens et de data scientists, cette pensée focalisée non pas sur le traitement des cas nominaux, mais sur la visualisation des situations anormales, est un changement copernicien. On ne construit plus des systèmes fragiles, mais des systèmes adaptatifs qui acceptent la complexité du réel et permettent de mieux réagir à la variabilité des situations que rencontrent les clients. L’élément central n’est plus le traitement automatisé, mais l’importance du professionnel qui va traiter, avec toute son intelligence, la situation anormale qui vient de se produire.
Ce n’est pas seulement une astuce de conception des systèmes. C’est une vision à part entière de l’automatisation, fondée sur une profonde marque de respect pour les personnes.