Les “gemba people”, ces héros du quotidien !

battle black blur board game

La question du blog : Pourquoi associe-t-on le « respect for people » au pilier du jidoka ?

La réponse de Julie

Quelle place accordons-nous au respect des personnes dans nos entreprises ?

Avez-vous déjà essayé de prendre la place d’un opérateur de production ? Je veux dire vraiment, je ne parle pas simplement de faire le geste mental de vous imaginer opérateur mais vraiment prendre son rôle. C’est drôle et très déstabilisant, on réalise alors que tous les « trucs » vus de l’extérieur quand on ne fait que « passer » sur le gemba prennent une dimension très différente vu de l’intérieur.

Une fois installée à mon poste sur la ligne d’assemblage, me voilà en train de chercher la vis et le boulon montrés par la gamme de montage* (*cette expérimentation s’est passée hors temps de production dans des conditions au plus proche du réel). Mince, plus de boulon dans la petite boite bleue, qu’est-ce que je suis « censée » faire ? Bon, tant pis pour celui-là, on verra plus tard, c’est quoi l’opération d’après… Aie, ça ne marche pas, les deux pièces ne s’emboitent pas, pourtant le plan est catégorique : ça DOIT s’emboiter ! Holala, je fais quoi bon sang… Oh non la moving line avance, mais je n’ai pas fini le boulot moi ! Et la pièce avance, et moi… je galère ! 

Ok c’était pour essayer et ce n’est pas mon métier donc forcément techniquement il y a beaucoup de trous dans la raquette (les opérateurs se sont gentiment moqués), mais lors du debrief de l’expérience avec l’équipe, je demandais comment s’y prenaient-ils quand un truc ne marchait pas comme prévu, comment réagissaient-ils face à un manquant, à un problème de qualité et tout ça sous la pression constante de la moving line (à noter que la ligne en question ne disposait pas de système d’arrêt ou d’appel à l’aide (andon) en cas de problème). Et là, je me souviens du silence, dans l’équipe tout le monde se regardait un sourire complice au coin des lèvres. La réponse était sans surprise : « On a appris à se débrouiller. Pour ce boulon, moi je demande à Patrick (un opérateur d’une autre ligne) il en a toujours un petit stock de côté si la logistique ne nous a pas approvisionné à temps. Pour le montage des deux pièces c’est plus compliqué, on a très souvent ce problème, il parait que les mecs du bureau d’études sont dessus, mais bon en attendant ce qu’on fait c’est qu’on tape légèrement sur le coin supérieur et ça rentre, après faut passer un coup de ponçage pour effacer la marque créée… ». Les « gemba people », comme on les appelle, sont des héros du quotidien !

J’ai vécu cette expérience au tout début de ma carrière, il y a plus de 15 ans, mais elle m’a marqué pour toujours. Ce cas n’est pas isolé, je l’ai vu à de multiples reprises, dans de très grandes comme de très petites structures, aux US, en Europe ou encore en Chine, et je l’observe systématiquement lors de mes gemba aujourd’hui.  Je ne mâcherai pas mes mots : c’est stupide et méchant de mettre la pression sur le temps sans la possibilité de stopper en cas de difficulté et d’investiguer, dans un second temps, les causes qui nous ont éloigné du point de maitrise des conditions.

« Your salary is provided by the gemba people, you have to show respect and show them interest » Sensei Amezawa

Il y a plusieurs formes de respect et toutes ont intérêt à être développées dans les entreprises d’aujourd’hui.

La première forme de respect est liée à la recherche permanente d’un équilibre entre les éléments du système de production Toyota. On ne le dira jamais assez, le TPS est un système qui fonctionne de manière systémique, pas un modèle dans lequel on pioche que ce qu’on veut, ça ne marche tout simplement pas ! La tension exercée par le juste à temps (moving line tirée par le takt time dans l’exemple) doit absolument être associée à un système d’alerte andon donné par le jidoka, à l’arrivée quasi instantanée d’un team leader, et dans un troisième temps à une activité de résolution de problème pour passer d’un système qui produit « bêtement » des pièces à un système qui livre à l’heure la qualité souhaitée.

Le fameux Loom Type G que Sakichi Toyoda a développé pour faciliter le travail pénible de sa mère sur le métier à tisser. Le métier fonctionne seul et le mécanisme stoppe automatiquement lorsqu’un fil casse.

La seconde forme est davantage personnelle, il s’agit du respect pour l’intelligence de chaque Homme. Dans certaines usines (plus que ce qu’on pense) on entend parler de « presse bouton », c’est terrifiant ! Les « presse-bouton » sont de vraies personnes dont le job est de se mettre devant une machine, appuyer sur un bouton pour démarrer le cycle, puis pour l’arrêter et rester attentif car la machine est idiote : elle produit des défauts et en plus ne s’arrête pas par elle-même. Toutes les usines de production visitées lors de mon voyage au Japon investissent massivement dans la flexibilité et l’intelligence de leurs machines et dans le sérieux de leur maintenance. Les machines, « à priori » moins sophistiquées que celles qu’on voit dans nos usines françaises, sont hyper customisées, ceci étant la résultante de découvertes d’ingénierie couplées à l’intensité des kaizen.

Système de détection et arrêt (andon – la cordelette rouge) développé dans l’atelier de maintenance de MIFUME, fournisseur de rang 1 Toyota.

Enfin, j’ai observé une troisième forme de respect pratiquée par les sensei que je connais. Il s’agit d’être sérieux dans ce qu’on veut réussir, non pas ce qu’on veut faire mais bien réussir. « Je t’écouterai le jour où tu auras fait 10 fois le geste, pour l’instant tais-toi et apprend » me disait mon sensei. J’ai mis du temps à réaliser qu’il s’agissait d’une véritable marque de respect. Lorsque quelqu’un arrive avec une plainte ou un problème, le sensei le pousse à analyser le problème, à réfléchir plus en profondeur, à prendre des perspectives différentes, à régénérer des réponses de plus en plus précises. « Que vois-tu ? Comment analyses-tu le problème ? Qu’as-tu déjà essayé ? … ». C’est la forme de respect la plus poussée que je connaisse : « Nous avons un cerveau, apprenons à le (ré)utiliser ».

« Encourage people to think deeper and broader is a proof of great respect ». La responsabilité du manager selon Sensei Yoshino

Julie Chevalier

Julie Chevalier

Membre de l'Institut Lean France

Voir tous les articles de Julie Chevalier →