La question du blog : Pourquoi associe-t-on le « respect for people » au pilier du jidoka ?

La réponse de Cécile

Si vous vous intéressez au Lean, vous connaissez sans doute cette anecdote qui fait remonter l’invention du Jidoka au début du XXème siècle, quand Monsieur Sakichi Toyoda, après avoir proposé de très nombreuses inventions pour faciliter le travail des tisserandes et améliorer la productivité des métiers à tisser, a imaginé le fameux système qui permet au métier de s’arrêter et d’alerter immédiatement lorsqu’un fil casse. C’est ainsi qu’on associe le plus souvent le Jidoka à l’arrêt au premier défaut, qui a d’abord été mis en œuvre en complément de l’automatisation des machines -le mot Jidoka lui-même signifiant « automatisation avec une touche humaine »- puis via l’andon[1] qui est activé par les personnes.
Ce que je trouve vraiment intéressant dans cette histoire, c’est qu’elle met en avant 3 idées qui me semblent indissociables : La productivité est améliorée (moins de personnes peuvent s’occuper de plus de métiers à tisser) par l’amélioration de la qualité (arrêt dès qu’un défaut apparait, un fil cassé en l’occurrence) en facilitant le travail des personnes.
Pour résumer :
- c’est par l’amélioration de la qualité qu’on améliore la productivité, car une importante partie des coûts est liée aux surcouts amenés par les défauts (correction, retouches, etc…)
- pour améliorer la qualité du travail, il faut avant tout le rendre plus facile, c’est-à-dire mettre en place les conditions qui feront que la charge physique et mentale des personnes ne les amènera pas à faire des sottises.
Cette vision de la productivité n’est pas tout à fait habituelle, parce qu’elle s’attache à des dimensions qui ont beaucoup de mal à trouver leur place à travers les indicateurs financiers qui servent le plus souvent à prendre des décisions dans nos entreprises.
- La notion de productivité s’applique au nombre de « bons » produits qui sont fabriqués, là où les indicateurs les plus courants ne comptent que le nombre de produits fabriqués… sans s’intéresser à leur qualité.
- La qualité vue comme une absence de défaut sur tout le cycle de vie des produits demande une réflexion sur le long terme là encore difficilement compatible des mesures instantanées. Avez-vous déjà vu un indicateur de Cout Total de Possession [2] convenablement mesuré et utilisé ? Pas facile !
- La productivité obtenue par l’amélioration de la qualité est en fait la résultante de tous les coûts évités pendant et après la création même du produit. Mais les coûts évités ont peu de place dans le compte de résultat…
De même, associer la qualité aux conditions de mise en œuvre du travail n’est pas un réflexe induit par nos systèmes qualité.
- Les procédures s’intéressent avant tout à ce que les personnes doivent faire, partant du principe que si tout le monde les applique scrupuleusement, le résultat sera parfait… ce qui peut faire sourire quiconque a déjà écrit ou appliqué une procédure !
- Trop souvent, la fatigue induite par la répétition des gestes de travail ou par la charge mentale au long de la journée est considérée comme normale (et à ce titre, souvent intégrée comme inévitables dans les méthodes de travail). Améliorer le geste de travail pour réduire cette fatigue et cette charge demande un effort rarement pris en compte.
- Puisque les procédures sont considérées comme bonnes, la chaine d’aide pour former les gens et les aider à faire face aux situations inattendues, ambiguïtés, dysfonctionnement… est rarement en place, et encore plus rarement avec la réactivité nécessaire.
- Et, puisque les procédures sont considérées comme bonnes (bis), exprimer une idée divergente est vue comme une perte de temps. Ce qui revient à tuer dans l’œuf toute créativité, là où pourtant il y en a tant besoin !
Alors, Jidoka et Respect ? Il me semble que le respect est la base de tous les principes du Jidoka.
- Il faut faciliter le travail des gens pour qu’ils soient en mesure de faire de la qualité : il s’agit non pas de mettre de la pression sur les gens mais d’en enlever,
- Chacun a le droit et le devoir d’appeler à l’aide en cas de difficulté, ce qui met en avant un élément essentiel : les gens ont le droit de réfléchir et de s’exprimer. La résolution des problèmes rencontrés doit passer le cas échéant par la recherche de causes profondes, ce qui demande une réflexion bien plus avancée que l’action de contournement immédiate.
- La séparation du travail de la machine et de celui des humains fait que ce sont bien les machines qui sont au service des humains, et pas le contraire,
- Le job des managers et des fonctions support est de mettre en place les conditions de réussite pour les personnes et la chaine d’aide pour les supporter,
- L’andon est un système de formation avant tout. Naturellement, l’arrêt du travail en cours vise à ne pas produire de non qualité. Mais l’intervention de la chaine d’aide n’a pas pour seul but de redémarrer au plus vite… il s’agit également de détecter les besoins en formation, clarification, simplifications… qui vont permettre à chacun de maitriser de mieux en mieux son geste de travail.
Naturellement, le rôle du management est sensiblement différent du modèle classique « je suis là pour faire appliquer les procédures » ! S’assurer des conditions de réussite, c’est faire en sorte que les équipements fonctionnent, que les Systèmes d’Information sont des aides et non pas des contraintes, que la digitalisation vise à résoudre des problèmes réels sans en créer de nouveaux, que la logistique soit impeccable… et je ne parle là que des obstacles les plus couramment rencontrés par les équipes. Il y en a bien d’autres ! S’y intéresser tous les jours est plus difficile que de « gérer les priorités » (ce qui revient souvent à mettre le bazar…)
Le Juste à Temps et ses outils (kanbans, lissage, flux continu…) fait l’objet de moults publications, qui sont beaucoup moins bavardes sur le Jidoka. Sans doute parce qu’il est possible de décrire le Juste à Temps comme un ensemble de techniques. Pourtant, parler du Juste à Temps sans Jidoka, c’est ramener le système Lean à une vision mécaniste. Mais les gens ne sont pas des machines, par chance ! et leur humanité permet de développer collectivement une formidable faculté d’adaptation.
Le Respect, c’est accepter la singularité de chacun. Le Jidoka permet de tirer parti de cette singularité.
[1] Andon : signal lumineux ou sonore qui permet à n’importe qui de stopper le travail en cours et de demander de l’aide en cas de difficulté à respecter un standard ou en cas de doute. L’appui sur l’andon active une chaine d’aide managériale et des fonctions support.
[2] Le TCO (Total Cost of Ownership) est coût global d’un bien ou d’un service tout au long de son cycle de vie. Cette méthode de calcul prend aussi bien en compte les coûts directs que les coûts indirects, couts d’acquisition, d’utilisation, de gestion et de retrait.