Il n’y a pas de bienveillance, il n’y a que des preuves de respect

photo of walkway between shinto shrine

La question du blog : Pourquoi associe-t-on le « respect for people » au pilier du jidoka ?

La réponse de Godefroy

La question du respect semble partout aujourd’hui. Le président de la République entend-il clore la brouille avec les syndicats à l’issue de la réforme des retraites ? Il assure que Laurent Berger, n°1 de la CFDT et son opposant principal sur ce sujet, « est quelqu’un pour qui j’ai du respect ou devrais-je dire de l’amitié. » Les syndicats veulent-ils relancer une mobilisation qui s’essouffle ? Il leur suffit a contrario de dénoncer mécaniquement le « manque de respect à l’égard des salariés ». L’actualité du respect dépasse largement le champ politique : Lionel Messi s’affranchit-il de ses obligations contractuelles vis-à-vis du PSG pour une virée commerciale au Qatar ? Les commentateurs fustigent eux aussi le « manque de respect », témoigné cette fois au club et aux supporters. C’est au nom du respect dû aux victimes d’actes de pédopornographie qu’une œuvre de Miriam Cahn a été vandalisée au Palais de Tokyo il y a quelques jours, et bien sûr les autorités n’ont pas manqué de rappeler « le respect de la création culturelle » pour dénoncer cet acte. Et ça ne date pas d’hier : jusqu’à Aretha Franklin qui chantait le besoin de « R.E.S.P.E.C.T. » dans son tube éponyme de 1967…

Mais de quoi parle-t-on ? Ce respect demandé ou affiché, est-il aujourd’hui autre chose qu’un lissage superficiel des interactions sociales ? L’exigence de bienveillance n’impose-t-elle pas un détachement émotionnel qui bénéficie avant tout aux puissants ? Ne s’agit-il pas en réalité d’une violence déguisée, faite à ceux qu’on brutalise en leur refusant le droit de s’en plaindre ? Dans les mots de l’évêque brésilien et théologien de la libération Helder Camara (1909-1999), « La première [violence], mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés. » Alors, comment éviter que la légitime demande de respect ne se réduise à maquiller hypocritement des rapports de domination ? 

Nous voilà en apparence bien loin du lean. Ou pas forcément… Ce dernier est régulièrement accusé, notamment par les syndicats, de contribuer à cette violence. Dans divers tracts récents, la CGT y voit une « source de souffrance au travail » ; Force Ouvrière y dénonce une méthode permettant « de fliquer les mauvais éléments ». SUD y considère carrément que le lean « amène plus facilement le burn-out et malheureusement le suicide. » Seule la CFDT, grâce aux travaux de l’ergonome Michel Sailly, fait l’effort de distinguer « le « lean outils », pratiqué par les entreprises pour baisser les coûts de production en réduisant les emplois et en intensifiant le travail, du « lean philosophique », qui permet de redonner du pouvoir aux salariés sur leur propre travail. »

L’Institut Lean France défend depuis son origine une vision du lean ancrée dans l’étude du modèle productif toyotien dans son ensemble et, partant, opposée au management financier et au  taylorisme. Il considère qu’une direction qui étudie le lean et s’efforce d’en suivre les préceptes avec sincérité se comporte de manière moins extractive vis-à-vis de ses salariés, de ses partenaires et de l’environnement. Certes, les anecdotes impliquant des sensei peuvent comporter leur part de violence – Ohno exigeant de ses ingénieurs de rester immobiles dans un cercle tracé à la craie à observer la production jusqu’à défaillir ; ou Bob Woods, le sensei de The Gold Mine, exigeant le renvoi immédiat d’un cadre supérieur manifestant son désaccord avec son approche des problèmes. Mais on y voit à l’œuvre une définition bilatérale du respect, sans ignorer les rapports de force entre dirigeants et employés : le respect, pour le dirigeant, consiste à ne jamais imposer quelque chose sans expliquer son intention ; le respect, pour les employés, consiste à partir du principe que ce que demande la direction doit avoir une logique, éventuellement erronée, et à chercher à la comprendre et, le cas échéant, à la rectifier. Conformément à la définition de la loyauté de Albert Hirshman, il s’agit d’exprimer les incompréhensions et les désaccords, plutôt que de se taire et de faire défaut.

Une bonne part du lean consiste donc à créer des situations où :

  • voir les difficultés n’est pas réservé à quelques-uns ;
  • exprimer des opinions divergentes n’est pas considéré comme un signe de déloyauté ;
  • rechercher et résoudre des causes ne conduit pas à l’écœurement du fait de la non-coopération entre fonctions.

Or, à lui seul, le pilier « Juste-à-Temps » du TPS, ne suffit pas au respect des personnes – il suffit d’en voir les implémentations extractivistes qui pullulent, et les dénonciations syndicales qui les accompagnent. Mettre les acteurs dans des situations pratiques de respect mutuel, c’est le rôle du jidoka.

On peut trouver surprenant d’associer le jidoka, pilier droit de la maison TPS dessinée par Fujio Cho dans les années 1970 au « respect for people », pilier droit de la « Toyota Way » explicitée au début des années 2000 pour accompagner l’internationalisation du constructeur (figure 1).

Figure 1 – La maison TPS et la maison Toyota Way
(Source :
https://www.leansixsigmadefinition.com/glossary/toyota-production-system/)

La question se pose en fait depuis… l’origine du lean ! Ce n’est pas sans raison que le terme japonais jidoka est rarement traduit. C’est initialement un jeu de mot interne à Toyota, rendu en Anglais par le terme « autonomation », collage entre « autonomy » et « automation », ou parfois par la périphrase « automation with a human touch ». Son inventeur est Sakichi Toyoda, qui cherchait au tournant du XXe siècle à créer des outils qui servent ceux qui les utilisent, et non des machines qui doivent être servies par des opérateurs : pour cela, il imagine des métiers à tisser qui s’arrêtent quand un fil casse, et donc intrinsèquement incapables de produire de la non-qualité. Il supprime ainsi la nécessité de les faire surveiller en permanence par des humains envahis d’ennui, puisqu’essentiellement occupés à… ne rien faire en attendant la panne. En bon disciple de Samuel Smiles, Toyoda considérait que « le respect de soi est l’habit le plus noble qu’un homme puisse revêtir, et le sentiment le plus élevé qui puisse inspirer un esprit. » Réduire des hommes à un rôle de capteur revenait, de son point de vue, à les humilier.

L’efficacité du jidoka pour instaurer le respect dans les relations professionnelles ne se résume cependant pas aux vertus morales victoriennes. Pour mieux l’appréhender, il faut comprendre le problème économique dit « principal-agent » entre l’entreprise et les employés. La production est en effet le résultat de la compétence des employés et de leur engagement, mais aussi de la complexité des tâches, du contexte de travail et des aléas de production. Tout cela est interdépendant, donc inobservable par la direction de l’entreprise. Aussi, quand la ligne ne produit pas les pièces souhaitées, est-il bien difficile de savoir à quoi cela est dû… L’hypothèse standard du management extractif est que l’employé cherche à garder pour lui un maximum d’informations pour « privatiser » à son niveau les gains en efficacité. Pour lutter contre cette fâcheuse tendance, le management traditionnel va donc « serrer » les employés : les barder d’indicateurs, cadrer leur travail par un système d’information rigide, réduire leur marge d’interprétation des tâches à accomplir, les observer en permanence et exercer une prescription de plus en plus intrusive des comportements. C’est une tendance lourde de nos sociétés contemporaines, du SBAM des caissiers aux « étoiles » des métiers uberisés, des drones de surveillance à la gélocalisation GPS des livreurs (ou des enfants), jusqu’à l’écoute des conversations téléphoniques par des intelligences artificielles qui y décèlent les signes d’insatisfaction du client.

Le problème parfaitement connu de cette approche est que, pour totalitaires qu’elles soient, ces prescriptions ne peuvent pas être entièrement pertinentes, parce que les prescripteurs ne voient pas comment se construit dans le détail la valeur vue du client. Un sourire factice ne remplace pas la dextérité dans le rendu de monnaie ; les « étoiles » sont bien plus difficiles à conserver dans une ville embouteillée ; une voix suave ne résout en rien le problème spécifique rencontré par un client particulier. Et bientôt, les employés apprennent à nourrir les indicateurs et à contourner les rigidités (éventuellement au bénéfice du client).

C’est ainsi que s’établit un équilibre non-coopératif (dit de Nash). Les personnels se conforment à l’image paresseuse que leur employeur leur renvoie d’eux-mêmes : ils « carottent » l’organisation, une minute par-ci, une pièce par-là… et l’organisation punit tout le monde en imposant à la trique des processus d’une précision diabolique, que tout le monde sait inefficaces, et qui permettent aux petits chefs d’assouvir leur passion sadique de l’arbitraire puisque la prolifération de règles assure qu’en observant quelqu’un on peut toujours lui en remontrer.

Comment sortir de cet équilibre non-coopératif ? Comment faire en sorte que les employés révèlent leurs difficultés, leurs erreurs, leurs incompréhensions ? Comment les observer pour les aider à améliorer les processus, sans susciter en retour une modification de leurs comportements ? C’est précisément le rôle du pilier « respect for people » de la Toyota Way : aligner l’ensemble des valeurs et des comportements de manière à donner la certitude qu’il n’y que des bénéfices et aucun risque à révéler une information liée à la production, à la compétence, aux erreurs faites, etc. Et c’est le jidoka qui regroupe l’ensemble des dispositifs, à commencer par l’andon, qui garantissent dans la matérialité du contexte de travail que :

  • l’observation de l’activité vise à repérer les pièges qu’on tend aux opérateurs et non à les mettre sous tension ;
  • la recherche des causes des problèmes rencontrés se fait dans le respect des faits et la transparence aux yeux de tous, pour résoudre le problème et non se contenter de le déplacer ;
  • les modifications de processus ne peuvent porter que sur l’organisation du travail, matérielle (suppression des mura et muri) et informationnelle (apport de compétences supplémentaires, mise à disposition d’informations utiles), et non sur la surveillance des personnes ;
  • la suppression des causes de problèmes se fait par la modification des procédés et processus et non par l’intensification du travail (de nouvelles tâches d’auto-contrôle) ni l’accroissement de la charge mentale (des prescriptions additionnelles).

Le jidoka apporte donc la preuve, au cœur du système de production, que l’entreprise respecte ses employés. Parce qu’il se décompose en outils, pratiques et dispositifs visibles à chaque poste de travail et d’usage quotidien, il apporte bien mieux cette certitude que l’injonction générique de bienveillance, vague « supplément d’âme » consenti par l’entreprise à ses employés. En ce sens, le jidoka est le respect, mis en pratique.

Si Toyota a dû expliciter une valeur de « respect for people » au sein de la Toyota Way, c’est sans doute que l’intention sous-tendant le jidoka risquait de se perdre avec la variété croissante des contextes d’activité de la société. Comme pour le reste de la Toyota Way, il s’agissait de pallier à la disparition de la première génération des sensei au sein de Toyota, face au constat que les lignées sensei-deshi ne suffisaient plus à maintenir l’orthodoxie nécessaire au bon usage des outils.

Mais le respect était là bien avant la Toyota Way. Dès l’origine de Toyota, en fait. Dès l’instant où Sakichi Toyoda a dit que « les ouvriers sont les trésors de l’usine » et, partant, a décidé de construire l’usine pour ses opérateurs, et non contre eux.

Godefroy Beauvallet

Godefroy Beauvallet

Membre de l’Institut Lean France.

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