Respect, confiance et jidoka

La question du blog : Pourquoi associe-t-on le « respect for people » au pilier du jidoka ?

La réponse de Michael

Respect-for-people est un terme qui a fait couler beaucoup d’encre car il est interprété très différemment selon les endroits et les époques. Dans le Toyota Way 2001, Respect-for-people est défini comme « nous faisons nos meilleurs efforts pour se comprendre les uns les autres, prendre la responsabilité et faire de notre mieux pour développer la confiance mutuelle. » C’est très clair et en même temps très générique.

La semaine dernière lors d’une visite du site fabrication de moteurs de Toyota, l’animateur a partagé une définition que je n’avais pas entendu depuis très longtemps, qui était courante dans les usines il y à 30 ans : respecter un opérateur c’est lui donner un temps de travail ininterrompu – ne pas lui faire perdre son temps par des attentes inutiles.

En pratique les deux idées se rejoignent. Qu’est-ce que la confiance ? C’est pouvoir compter sur quelqu’un ou quelque chose. Par exemple, je sais que je ne peux pas compter sur l’app d’Air France car les deux dernières transactions que j’ai essayé de mener n’ont pas abouti. Après un processus de cochage de cases et de remplissages d’écrans, le site se met à tourner sans jamais conclure. Du coup je décroche mon téléphone, ce qui est plus fiable… quand la communication n’est pas interrompue en plein échange.

En général, nous sommes satisfaits lorsque nous pouvons mener une tâche jusqu’au bout sans être interrompus et sommes frustrés par les interruptions, qu’il s’agisse de manque d’information, d’incompétence de la personne ou de machines qui ne fonctionnent pas. Une des plus grande source de frustration dans les services hospitaliers est d’être obligé de s’interrompre dans une activité de soin parce qu’il se passe quelque chose de plus urgent ailleurs ou qu’on n’a pas le matériel adéquat sous la main.

Un environnement de confiance mutuelle est donc pragmatiquement un espace de travail dans lequel chacun peut mener ses tâches jusqu’au bout en confiance que tout se passera bien, tant avec les processus qu’avec les collègues. Respecter les personnes c’est prendre la responsabilité d’organiser les choses pour que tout se passe bien – ce qui implique de faire les plus grands efforts pour se comprendre les uns les autres et comprendre ce que signifie « tout se passe bien. »

Le principe du Jidoka est de détecter toutes les anomalies immédiatement afin d’y remédier le plus vite possible. L’ancien terme pour Jidoka était autonomation : automatisation avec une touche d’intelligence humaine. La machine doit être capable de détecter par elle-même qu’elle n’est plus en conditions idéales de fonctionner. En pratique cela signifie souvent compter le nombre de cycles et remplacer les outils avant qu’ils ne créent des défauts. Une machine peut être « gold » (détecter par elle-même tous les défauts qu’elle produit), « silver » (détecter par elle-même une partie des défauts qu’elle produit) ou « bronze » (ne rien détecter du tout).

Ce principe a été généralisé sur les chaînes d’assemblage. Partout dans l’usine de Deeside, on voit des cordes « andon » qui permettent à l’opérateur d’appeler en cas de doute (avec des affichettes (Stop, Call, Wait, Think) et un team leader arrive sur place dans la minute pour regarder le problème. L’idée est que ce n’est pas la peine de continuer à produire si un aspect du processus n’est pas en conditions standard puisqu’on va juste fabriquer des pièces qu’il faudra reprendre – ou pire, avoir à chercher dans les stocks pour retrouver les pièces à reprendre.

Très concrètement, pratiquer le Jidoka met une grosse pression sur la maintenance. Toujours à Deeside, chaque zone de production a son obeya de maintenance, avec son kamishibai (une sorte de kanban) de zones quotidiennes à vérifier et son plan journalier de maintenance préventive.

Le processus de Jidoka mené sur le long terme – j’avais visité Deeside il y a longtemps, et l’usine n’a fait que progresser, le jour et la nuit avec les sites de constructeurs français que j’ai eu l’occasion de visiter – produit deux effets. Premièrement, on connait les machines par cœur, parce qu’on a toujours le nez dessus. Deuxièmement, on connait aussi ses collègues par cœur, parce que les mécanismes d’andon nous les font rencontrer très fréquemment, à chaque problème. Chaque problème est ainsi l’occasion d’essayer de mieux se comprendre et, au lieu de se renvoyer dans ses vingt-deux, au contraire, de prendre la responsabilité pour les problèmes et essayer de les résoudre ensemble, ce qui conduit à… la confiance mutuelle.

La confiance ne se décrète pas. Elle se forge petit à petit au fil des interactions. Les conditions de Jidoka ont le grand mérite de visualiser nombreuses occasions pratiques d’identifier, d’accepter et résoudre des problèmes concrets, donc autant d’occasions de se connaître, se pratiquer, se comprendre et forger des relations de confiance au fil du temps et du travail. De ce point de vue, respecter les personnes est avant tout leur donner un environnement de travail de confiance, tant technique qu’humain (je peux faire confiance à mes systèmes, je peux faire confiance à mes collègues) et tout au moins d’en prendre la responsabilité (je m’engage à créer un environnement de travail de confiance mutuelle) – et le Jidoka est un excellent outil pour y parvenir.

Comme toujours, visiter une usines Toyota remet les yeux en face des trous. Ce n’est pas par hasard qu’ils savent produire durablement et rentablement en occident, malgré toutes les contraintes de cout et conditions qu’on sait – c’est par design. En revenant de l’usine, je me suis d’ailleurs posé la question : « que fais-je aujourd’hui pour améliorer les conditions de confiance des personnes avec lesquelles je travaille ? » Le challenge est réel. Vu comme ça, je me rends compte que beaucoup des « tirs d’andon » que je reçois me font réaliser que mon investissement dans la maintenance et l’éducation de mes activités avec mes collègues est totalement insuffisant par rapport à ce que j’ai vu dans l’usine. Je ne sais pas par où m’y prendre pour autant, mais il est clair qu’il faudra que je fasse un plus grand effort sur le sujet… pour leur montrer plus de respect.

Michael Ballé

Michael Ballé

Cofondateur de l’Institut Lean France et du Projet Lean Entreprise, Michael Ballé est un spécialiste de la transformation Lean. Docteur en sciences sociales, il anime la chronique Gemba Coach sur le site du Lean Enterprise Institute américain. Conférencier de renommée internationale, il est l’auteur plusieurs ouvrages de référence sur le management Lean.

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