La question du blog : Qu’est-ce qui donne envie aux gens de faire du kaizen ?
Un peu de contexte : Un patron, très engagé dans le lean, voudrait « embarquer » ses collaborateurs dans l’aventure, mais il fait face au pushback des équipes (ex. “pas le temps, ça marchera pas ici, on fera ça quand on aura le temps”…).
La réponse de Yves
Encourager la pratique du kaizen est un art difficile, tout comme la mise en place des pratiques associé à une bonne discipline de vie personnelle, dont nous savons tous que la science démontre leur importance, mais que les aléas du quotidien bousculent de façon continue. La première difficulté vient du fait que le kaizen est un iceberg dont la partie émergée de résolution de problème cache une partie immergée bien plus importante:
- Le kaizen est un travail collaboratif, il force à confronter ses points de vue, à faire que des rôles différents se retrouve autour d’un état des lieux partagé.
- Le kaizen est un outil d’amélioration continue: l’utilisation des standards de l’équipe et leur évolution force des nouveaux “problèmes” à apparaître.
- Le kaizen est un travail systémique : dans la pratique lean des 5 pourquoi, il force la recherche des causes profondes et donc à comprendre, de façon collective, le fonctionnement du système complexe auquel chacun contribue.
En conséquence, la pratique du kaizen apporte beaucoup plus que la “simple résolution de problèmes”:
- Il permet d’apprendre à travailler ensemble “pour de vrai” en comprenant les “modèles mentaux des autres”. De la sorte, on évite les difficultés liées aux mauvaises communications dans le futur.
- Il sert à comprendre ce que l’on fait de façon profonde (le produit, le service, le système), et de ce fait il permet d’éviter beaucoup des problèmes futurs.
- Il développe la culture de l’excellence qui engendre l’amélioration continue du produit / service.
Si le fait que le kaizen apporte plus que ce à quoi on pouvait penser est une “bonne nouvelle”, la “mauvaise nouvelle” est qu’il représente un véritable effort. Il est plus facile, même si c’est moins efficace à la fin, de résoudre un problème seul ou avec une poignée de gens qui vous ressemblent, que d’aller se confronter à la diversité des points de vue sur une situation qui, par nature, vous irrite. Le push-back des équipes n’est donc pas une surprise et l’argument selon lequel on n’a pas le temps est tellement connu qu’il a donné lieu à de nombreux aphorisme, tels que le bûcheron qui n’a pas le temps d’aiguiser sa hache car il a trop de travail. Le manager peut bien aller chercher Aristote à sa rescousse – “nous sommes ce que nous faisons de façon répétée. L’excellence est une habitude” – cela ne suffit pas.
Il s’agit clairement d’une question de conduite du changement et de modèles mentaux. Mon livre de référence sur le sujet est celui d’Alan Deutschman, “Change or Die : The Three Keys to Change at Work and in Life”. Si on l’applique au kaizen, on comprend qu’on ne peut pas convaincre avec les faits (les bénéfices que je viens de décrire), la peur (la stigmatisation des problèmes) ou la force (le décret managérial sur la nécessité du kaizen). Il fait passer aux “3R”: Relate, créer l’aspiration personnelle et émotionnelle de l’excellence opérationnelle qui appelle le kaizen, Repeat, enclencher et encourager l’apprentissage par la pratique, Reframe, reconstruire les modèles mentaux du travail, des défauts et de l’amélioration, et cela passe par la perte d’une vision étroite et mécanique de la résolution de problème. Sur ce dernier point, je ne résiste pas au plaisir de convoquer François Julien et sa “conférence sur l’efficacité”: il faut faire du kaizen pour développer son potentiel de situation (personnel, de l’équipe et de l’entreprise). La pratique du kaizen n’est pas finalisée (tirée de façon “grecque” par un objectif, une analyse définitive de son environnement), c’est une vision “chinoise” de la stratégie produit et de la satisfaction client.
Le push-back évoqué dans la question nous renvoie à la nécessité d’une motivation intrinsèque, et non extrinsèque, de l’équipe pour pratiquer le kaizen. Sans surprise, il faut donc s’appuyer sur le triptyque autonomy, mastery, purpose rendu célèbre par le best-seller “Drive” de Daniel Pink (en passant, le livre est justement célèbre, son propos est encore majoritairement incompris dans nos entreprises):
- Il faut commencer par célébrer le “mastery”, l’excellence de l’exécution, et l’anoblir en la considérant comme un “potentiel de situation”. C’est pour cela que dans mon domaine professionnel je célèbre le “software craftsmanship”. Il s’agit bien du mastery de l’individu (le “beau geste” de l’artisan), de l’équipe (dans la qualité de son travail collectif) et du collectif global de l’entreprise (le réseau des “teams of teams”).
- Il faut continûment travailler sur le “purpose”, en commençant par s’appuyer sur la voix du client. L’empathie avec le client (ou l’utilisateur) est une fondation pour construire l’excellence opérationnelle et le goût de l’amélioration continue (le choix du mot “goût” plutôt que “culture” est une application directe du premier R de Alan Deutschman). Il s’agit de passer de “je fais du kaizen pour régler les problèmes que je connais” à “je fais du kaizen pour éviter des problèmes que je ne connais pas” (cela change l’ordre de priorité par rapport aux urgences du moment).
- Il faut enfin, pour le manager, respecter l’autonomie de l’équipe et donc “cultiver” le kaizen, c’est-à-dire travailler sur les conditions favorables à la mise en place du kaizen et sur la boucle du “circuit de renforcement primitif de l’apprentissage” en biologie : plaisir -> désir -> plan -> action. On touche ici au second “R” : mettre en place les conditions pour faire naître la pratique (et donc alléger la pression sur les résultats attendus à très court-terme) et cultiver sa répétition en célébrant les premiers bénéfices : pas seulement les progrès opérationnels (la célèbre petite fleur) mais tous les apports (dans le “sol”) en termes de communications, compréhension et compétences).
Une réponse d’une page sur une telle question est forcément très incomplète, un livre n’y suffirait pas. Le meilleur conseil que l’on puisse donner au manager de cette question est de lâcher prise, et de jardiner avec persévérance.
[1] Jun Nakamuro, Kaizen: Lost in translation, LinkedIn, 2016
[2] Michael Ballé, cité dans Le Lean en questions Cécile Roche, l’Harmattan