Surmonter la résistance au changement face au kaizen

La question du blog : Qu’est-ce qui donne envie aux gens de faire du kaizen ?

Un peu de contexte : Un patron, très engagé dans le lean, voudrait « embarquer » ses collaborateurs dans l’aventure, mais il fait face au pushback évident des équipes (ex. « pas le temps, ça marchera pas ici, on fera ça quand on aura le temps »…). Godefroy nous explique Jusqu’où ne s’arrêteront-ils donc point ? Comprendre et surmonter la résistance au changement face au Kaizen.

La réponse de Godefroy

Cela faisait un moment qu’on ne m’avait pas parlé de la fameuse résistance au changement ! Comme d’habitude, mon premier mouvement est de sympathie pour cette saine réaction : le fait qu’un chef s’entiche d’un outil n’est évidemment en rien suffisant pour que ses équipes le suivent… Elles en ont déjà vu tellement, du reengineering au design thinking en passant par le data-centric, le management par la performance, l’holacratie, le six sigma, l’assurance qualité, le tournant digital, l’open innovation, le modèle start-up… Les modes passent, avec le plus souvent si peu de résultats (ou si inattendus…) ! Eux restent, et subissent. Vous me direz que le kaizen est l’un des outils les plus efficaces – et les moins controversés – du système lean, mais que vous et moi (et ce patron) en soyons persuadés n’est que de peu d’effet sur ces collaborateurs récalcitrants. Il ne suffit pas de savoir qu’on a raison, encore faut-il faire partager ses convictions…

Or, et c’est là que le bât blesse, un patron peut imposer toutes sortes de choses à ses collaborateurs, mais il ne peut pas leur imposer de faire du kaizen efficacement : l’injonction hiérarchique inhibe la réflexion collective, la prescription interdit l’apprentissage, le contrôle managérial décourage le partage des idées et l’obligation de résultats va à l’encontre du droit à l’erreur. Tout au plus, si un patron s’entête à exiger du kaizen sans y réfléchir plus avant, obtiendra-t-il en offrande une représentation de théâtre amateur pour qu’il arrête d’embêter tout le monde, dont les gains marginaux et temporaires iront rejoindre la longue listes des « preuves » que le lean « marche certainement chez Toyota mais n’est pas pertinent chez nous ».

Alors, que faire, si l’on prend au sérieux l’objection du terrain à cette envie de kaizen ? Que faire pour surmonter la résistance au changement face au kaizen ? D’abord, reconnaître que c’est un problème vraiment difficile : ce n’est pas sans raison qu’une part très substantielle des outils du Toyota Production System vise « simplement » à mettre l’entreprise « dans les conditions du kaizen ». L’enjeu est ici de susciter l’engagement en continu des équipes :

  • dans les efforts de découverte des problèmes rencontrés par les clients finaux ou par les pas de process aval ;
  • dans ceux de compréhension de leurs causes racines ;
  • puis dans la difficile conquête des compétences qui nous manquent pour trouver d’autres façons de faire ;
  • et enfin dans la mise en place effective de nouvelles pratiques de travail.

Et le tout sans passer par la coercition ni l’intensification du travail…

C’est à cette étape du raisonnement que le manager a besoin d’une théorie de la motivation, pour guider ses efforts de modification du contexte de travail, des relations avec les équipes, de regard porté sur les produits ou les procédés, etc. Divers cadres conceptuels sont disponibles pour renforcer la motivation : la dualité growth mindset/fixed mindset de Carol Dweck, le Flow de Mihály Csíkszentmihályi, le caractère antinomique des motivations intrinsèque et extrinsèque de Richard Deci, en sont des exemples classiques (il y en a beaucoup d’autres). D’autres contributions en réponse à cette question du Blog du Lean les abordent.

Cependant, si ces cadres rendent compte des difficultés à maintenir la motivation dans la durée, ils ne rendent pas entièrement compte d’une spécificité de l’observation de ce patron : un pushback « évident », ce que j’interprète comme attendu et massif. C’est d’un réflexe qu’il semble s’agir, d’un refus d’obstacle : une volée d’arguments assemblés dans l’instant, sans souci excessif de vraisemblance, pour étouffer toute prise au sérieux de cette injonction au kaizen avant même qu’on commence à y réfléchir. Cette immédiateté fait penser que ce qui est à l’œuvre est moins la psychologie de la motivation au changement que celle de la justification du refus de l’action – en d’autres termes, il faut s’intéresser aux raisons qui poussent ces gens à envoyer bouler leur patron : ce n’est pas un comportement habituel.

Pourquoi refuse-t-on quelque chose qu’on nous demande ? Pourquoi cela nous vient-il sans même réfléchir ? La psychologie cognitive s’intéresse depuis longtemps à ce sujet, notamment pour comprendre les comportements à risque, les dénis de réalité ou la non-observance de la prise de médicaments. Le cadre conceptuel de référence est ici la théorie du coping, développée par Lazarus et alii depuis les années 1970 pour examiner des stratégies d’ajustements que développent des agents soumis à un stress – car, n’en doutons pas, l’injonction patronale à faire du kaizen est perçue comme un stress par les équipes.

L’observation fondatrice du coping, c’est que l’ajustement psychologique en situation de stress peut se faire à trois niveaux : (i) nier le problème ; (ii) nier les causes du problème ; (iii) nier la possibilité d’agir sur les causes du problème. Un exemple classique, dont nous sommes tous coupables, est notre comportement face à la crise climatique : nous avons commencé par nier le problème (« un peu moins de neige à Noël, ça ne changera pas la face du monde »), puis ses causes (« c’est pas nous, c’est la faute au soleil »), enfin la possibilité d’agir (« si la France disparaissait soudain, les émissions mondiales de CO2 baisseraient d’1%, alors à quoi bon ? »). Face à l’injonction au kaizen, donc à un problème formulé comme la sous-optimalité des pratiques de travail, le même processus est à l’œuvre : (i) on a autre chose à faire ; (ii) on fait déjà plein d’efforts ; (iii) on n’y arrivera pas. Passons en revue les manières d’aider notre ami patron à surmonter ces trois réflexes.

Le premier niveau de coping consiste à nier les symptômes. Tout ne va pas si mal. C’est un point de détail. Je ne vois pas le défaut que vous me montrez et en tout cas le client, lui, ne le verra certainement pas. Si vous étiez passé hier, ou demain, vous n’auriez pas vu ce souci que vous montez en épingle. Vous voyez de quoi je parle ? C’est pour éviter de donner prise au coping de premier niveau que le kaizen se conduit de standard à standard : c’est le standard qui permet de voir le problème comme un problème – et c’est même la raison pour laquelle le premier workbook du Lean Enterprise Institute s’est appelé Learning to See. Apprendre à voir est le remède, et la prescription lean traditionnelle pour y aboutir est connue : 5S au niveau des équipes, et flux tirés au niveau de l’atelier. « Nettoyer la vitre », comme disent les sensei. Les vétérans des équipementiers automobiles qui ont travaillé avec les consultants japonais d’OMCD (le bras armé de Toyota pour développer ses fournisseurs) se souviennent avoir fait des années de 5S, et découvert rétrospectivement qu’ils avaient sous ce nom intégré l’essentiel du système lean.

Sans standard, pas de consensus possible sur le fait que tel problème est réellement un problème. Mais le reconnaître comme tel ne suffit pas car, une fois le symptôme reconnu, il est bien tentant d’écarter toute analyse de cause spécifique pour considérer ce problème comme une difficulté normale, inhérente à l’activité considérée – le fameux cost of doing business. C’est le coping de niveau 2. Tout le monde fait comme ça – et pour tout vous dire, les autres sont pires que nous. C’est un projet pourri, on n’a vraiment pas eu de bol. Et puis avec les gens qu’on a et l’équipement dont on dispose, soyez déjà bien contents qu’on sorte ce niveau de qualité. Ça vous rappelle quelque chose ?

Accepter d’entrer dans une analyse de causes n’a de sens que si on a la perspective que les choses s’amélioreront à son issue. Or cela ne va pas de soi dans un monde où la décision hiérarchique est dominée par les rapports de forces entre services, et les alliances entre réseaux ou coteries, et où règne le garbage can model de la prise de décision décrit par James March et ses co-auteurs dès 1972 : l’appariement aléatoire d’un problème et d’une solution qui n’ont pour point commun que de se trouver par hasard sur le bureau du même décideur à un instant donné. Tant que les anticipations sur la décision sont qu’il peut se passer n’importe quoi, de manière trop peu rationnelle pour être prévue, les équipes ont le réflexe de fermer la porte à toute recherche de cause. C’est qu’un cheval dessiné par un comité n’est pas une monture confortable. Si de surcroît chaque « crise » est l’occasion pour le management d’intensifier le travail, de revenir sur des acquis qui ont une importance pour les agents, de contrôler de manière plus serrée les individus et de supprimer des espaces de liberté, voire tout simplement de réduire les salaires, alors cela ne peut pas donner envie !

Pour surmonter le coping de niveau 2, il faut donc donner aux équipes des gages procéduraux qui leur permettront d’espérer que les « solutions » qui émergent leur apporteront réellement des améliorations, et que les montées en compétences et en efficacité induites ne seront pas tout bonnement confisquées par la structure : c’est le rôle des A3 et autres outils lean de résolution de problèmes. Mettre en place ces dispositifs, acculturer les équipes à leur utilisation, rassurer sur leur pertinence sont donc autant de préalables à l’entrée en situation de kaizen.

Reste que les équipes qui admettent l’existence des symptômes et s’accordent sur une analyse de cause peuvent encore rester bloquées si elles se sentent incapables d’agir sur les causes du problème. Si c’est encore un problème de système d’information, alors bon courage ! Ou alors de la responsabilité de l’Assurance Qualité et de leur rigidité, des Achats et de leurs accords-cadres délirants, des RH et de leurs procédures absconses, ou que sais-je ! Et puis le Siège y tient, à moins que le sous-traitant ne soit notoirement difficile. Comme le disait Joseph Juran, « most of the improvement possibilities lie in action on the system, and the contribution of employees and workers are severely limited. » Il est donc facile de se persuader que les causes sont trop systémiques pour pouvoir être attaquées au niveau d’une équipe, et de douter de la réalité du soutien durable de la hiérarchie si l’on s’y attaque pour de bon. L’expérience des équipes est bien souvent que les chefs sont occupés à la gestion des feux, et affichent des priorités changeantes en fonction du « plan strat’ » du moment, des conditions boursières, ou simplement au gré des mobilités RH et des changements de personnes. Il est donc parfaitement rationnel d’attendre la foucade suivante plutôt que d’engager de l’énergie dans cette dernière. Ordre, contrordre, désordre…

Là aussi, le lean dispose d’outils de crédibilisation du soutien des chefs aux améliorations construites sur le terrain par les équipes : le management visuel et l’andon en apportent au quotidien la preuve (ou son absence) ; la pratique du catchball et du hoshin kanri apportent la cohérence entre le discours des dirigeants et l’activité sur le gemba. Et un des rôles mal compris des sensei est de créer des occasions de prouver aux équipes le sérieux du soutien du management au kaizen – l’une des anecdotes lean les plus réjouissantes des années 1980 décrit ainsi comment un vétéran japonais de Toyota a emmené en pleine nuit le président de Porsche dans une de ses usines et lui a fait couper les racks de stockage à la scie sauteuse pour mettre le stock à plat devant les opérateurs médusés, déclenchant un cauchemar opérationnel immédiat qui n’avait d’autre but que d’indiquer à tous qu’il n’y aurait pas de retour en arrière…

Car ce genre de thérapie de choc semble bien nécessaire là où l’inaction semble inéluctable, faute de pouvoir briser l’inertie initiale du système psycho-sociologique : si l’on ne peut pas faire de kaizen efficace sans avoir déjà mise en place toutes sortes d’outils, mais qu’a contrario ces outils représentent autant de chantiers kaizen à réaliser… Alors, comme le disait un jour en ma présence un directeur d’administration centrale à son ministre : « il nous reste beaucoup de chemin à faire avant d’être capables d’avancer. »

Et c’est pourquoi la première conviction qui importe, c’est la nôtre ! Pratique du 5S, mise en place de standards de travail, tenue du management visuel, exploration par les A3, réponse à l’andon, dialogue catchball, formulation stratégique 4F… Tous ces outils et systèmes sont bien plus contagieux par la pratique que par la prescription – c’est la stratégie de diffusion du lean la plus efficace : « one mind at a time. » C’est sans doute la question désagréable à laquelle ce patron doit se confronter – son moment Face dans le modèle 4F : qu’est-ce qui, dans son comportement, conduit les équipes à douter qu’il vaille la peine de faire du kaizen avec et pour lui ? Pas dans son discours, mais dans ses actions. Et comment les convaincre du contraire ? Par ses routines et ses rituels quotidiens, et par ce qu’il donne à voir de convictions qui ne soient pas perçues comme idéologiques et théoriques, mais bien comme personnelles et opératoires. Bref, c’est en mettant à l’épreuve l’authenticité de son envie de kaizen sur le terrain, et en y luttant pied à pied contre les réticences légitimes des équipes, qu’il la transmettra, ou échouera. Et comme on ne peut pas convaincre sans prendre le risque d’être convaincu, l’erreur serait de croire que c’est une manière de challenger ses équipes : c’est lui qui passe un test de compréhension du lean, de conviction et de leadership. Bienvenue au club !

Godefroy Beauvallet

Godefroy Beauvallet

Membre de l’Institut Lean France.

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