L’insoutenable légèreté de l’investissement subventionné

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Suite à la publication de ce texte sur Le Blog du Lean, Jean-Claude Bihr, PDG concepteur et fabricant de pièces métalliques Alliance MIM, et Godefroy Beauvallet ont entamé une discussion à l’aune de l’expérience de dirigeant d’entreprise industrielle de Jean Claude. Il en résulte le dialogue suivant qui vient, en codicille, préciser et compléter le texte initial. Merci à Jean-Claude pour sa lecture attentive et ses apports sur L’insoutenable légèreté de l’investissement subventionné.

Dialogue entre Jean-Claude Bihr et Godefroy Beauvallet

Godefroy – Jean-Claude, en tant que patron d’une PME de sous-traitance, comment vois-tu les subventions à l’équipement public ?

Jean-Claude – Moi, les subventions, je les prends. Comme au Far West. Je réfléchis après. J’en profite au passage pour remercier BPI pour le financement d’une ligne nouvelle de fabrication de matière première que je n’aurais jamais su financer sans cela. Cette ligne va nous donner une indépendance face à nos fournisseurs et concurrents étrangers et c’est pour une avancée pour nous, mais aussi pour le pays. Sans le soutien de l’Etat, ce serait impossible de financer cela. Nos voisins allemands, que je connais bien, bénéficient d’aides importantes. Et je ne parle pas des acteurs aux Etats-Unis, ni en Chine.

Godefroy – Je comprends parfaitement ton point de vue d’industriel sur un marché fortement concurrentiel et mondialisé. Et je ne recommande certainement pas de refuser les subventions. Mais si l’on ne peut réussir sans aide publique sur un marché comme le tien, il s’agit d’une condition nécessaire, pas suffisante : il faut choisir les bons investissements, et savoir les mettre en œuvre efficacement. C’est là que le kaizen joue son rôle. C’est ce point que j’ai voulu discuter : les effets pervers de l’investissement à prix cassé et mal maîtrisé sur le kaizen. Je ne crois pas que vous délaissiez le kaizen chez Alliance MIM, que ce soit sur tes lignes toutes neuves ou sur des plus anciennes ?

Jean-Claude – Certainement pas ! Ceci dit, le kaizen contribue à la connaissance des process, mais je ne crois pas qu’il puisse être « plus efficace » que les investissements, au sens où l’on pourrait indéfiniment améliorer une vieille machine. On peut lui apporter la meilleure maintenance du monde pour éviter que ses performances se dégradent, mais personne ne sait faire aller 10% plus vite une machine qui n’est pas prévue pour cela. Même les vieilles machines sont fortement numérisées ce qui limite les possibilités, et les constructeurs rendent de toute façon toute amélioration impossible. Ce que l’on va travailler lors d’un kaizen, ce sont les interfaces autour de la machine, les outillages, les changements de série rapides, la qualité, etc.

Godefroy – Je suis d’accord. Tirer 10% de productivité globale autour d’une « vieille » machine, cela ne veut pas dire améliorer intrinsèquement le procédé, c’est se rapprocher de la « frontière productive » que la machine est faite pour tenir, et qu’on n’atteint pas faute de compétences (mauvais réglages) ou parce que l’organisation autour de la machine est sous-optimale (SMED, etc.) L’idée est d’exiger une amélioration avant d’investir pour garantir que les compétences sont là, mais c’est un préalable à l’investissement, pas un substitut. Les antiquités qui restent en production restent évidemment l’exception ; ce qu’on vise, c’est le maintien des compétences. Il ne s’agit pas d’avoir une position idéologique mais de trouver les moyens d’acquérir et de maintenir les bonnes compétences, c’est-à-dire les bonnes personnes.

Jean-Claude – En effet, car le kaizen demande une excellente connaissance des process et donc des techniciens performants. De nos jours, trouver des bons qui veulent aller en usine est très complexe. Et si on leur donne du matériel périmé, on va avoir encore plus de mal à les garder : ceux qui aiment la technique aiment la technique performante. En tant que sous-traitant, je ne vends pas des produits finis comme Toyota, je vends de la performance sur un marché très concurrentiel. Si on était dans une course automobile, on aurait un vieux V6 PRV de 3 litres et 170 chevaux, qui consomme 14 litres aux cent, alors qu’en face leurs moteurs font 350 chevaux en consommant moins de 6 litres. Tu peux avoir Sébastien Loeb au volant et Jean Todt au garage, la compétition va être rude.

Godefroy – Et c’est pour cela que tu estimes qu’on a besoin de l’aide de l’Etat ?

Jean-Claude – Tous les autres pays industrialisés subventionnent leur industrie. Et ils ont raison. Parce que la souveraineté se joue là et nulle part ailleurs. Je pense que l’Etat doit déverser des milliards dans le parc industriel, à la seule condition que ces machines ne quittent jamais le territoire français et que ce soit contrôlé. Quand on vit des ruptures technologiques, comme chez nous avec l’impression 3D, nos sociétés de petite taille n’ont pas les reins pour payer et voir. Si l’Etat n’aide pas, on perd dix ans. Les autres pays le font, nous devons le faire aussi. Si je me souviens bien, c’est Churchill qui disait que c’est plus facile de gagner une bataille quand ses canons tirent plus loin que ceux de l’ennemi. Evidemment il faut aussi savoir s’en servir, sinon on a Diên Biên Phu.

Godefroy – Oui. C’est bien le problème : avoir les bons outils et savoir s’en servir. Evidemment, optimalement, on a les deux. L’investissement sert à l’un, le kaizen à l’autre, et la compétence est un impératif. Puisque tu es dans les métaphores militaires, il y a l’exemple des tanks, imaginés à la fin de la guerre de 1914-18 comme un accompagnement de l’infanterie, et dont on apprend progressivement que le meilleur emploi est autonome, comme arme offensive permettant la percée – ce que l’armée française en tant qu’institution a refusé d’entendre dans l’Entre-deux-guerres malgré de Gaulle, Reynaud et quelques autres.

Jean-Claude – Comme toujours la réussite se fait au travers d’équilibres raisonnés. Ce à quoi il faut faire attention, c’est à la flexibilité. Si le nouveau modèle de machine rend le travail moins flexible, il faut envisager autre chose. Mais si on peut avoir des machines neuves pour pas cher, et si en plus elles sont faites en France, je suis convaincu que notre compétitivité sera meilleure. D’ailleurs la French Tech est faite pour ça. Dans les pays industrialisés, ceux qui gagnent ne sont pas ceux qui ont les vieilles machines.

Godefroy – Encore faut-il choisir à bon escient où investir. Et si on reprend l’exemple du char d’assaut, il n’est pas facile d’écouter ceux qui portent la voix de l’innovation, ou vont contre les idées reçues en la matière.

Jean-Claude – Oui, et d’ailleurs on n’attribue pas forcément les réussites à ceux qui les ont réellement permises. Par exemple, Richard Feynman n’a pas trouvé seul la cause de l’explosion de Challenger. C’est le général Kutyna qui lui a donné l’idée que les joints toriques se rigidifiaient au froid. Conscient de ses limites en termes de communication et de conviction et voyant dans le charisme et la réputation de Feynman une opportunité, Kutyna lui en a dit suffisamment pour déclencher l’intérêt de Feynman pour cette hypothèse… Et Feynman a fait le reste.

Godefroy – Oui, Kutyna a parlé à Feynman des joints sur la base d’un document interne de la NASA qui lui avait été transmis par l’astronaute Sally Ride. Mais ni Ride ni Kutyna ne pouvaient révéler ce document. Kutyna a parlé à Feynman parce qu’il fallait ce niveau de légitimité pour crédibiliser une des explications possibles, que tout le monde connaissait en effet mais sans suffisamment de précision pour valider l’enchaînement causal de la catastrophe. Ce n’est pas sans raison que le général est allé voir le membre de la commission qui était le plus légitime scientifiquement, et le plus libre de sa parole.

Jean-Claude – Le problème était en effet parfaitement connu. J’ai affiché dans le couloir de la cantine d’Alliance MIM le fac-similé (reproduit ci-dessous) d’une lettre de Robert Boisjoly, ingénieur chez Morton Thiokol, qui alertait sa direction plusieurs mois avant l’explosion de la quasi-certitude d’une catastrophe. Tout le monde savait, mais n’en a tiré aucune conséquence opérationnelle. C’est la bureaucratie qui a fait exploser Challenger et aussi l’égo de certains chefs. C’est une leçon à ne pas oublier !

Godefroy – Hé oui, tout le monde savait… sans savoir agir. En l’absence de standard, c’est le règne du fait du prince et de la « décision courageuse » qui n’est en fait rien d’autre qu’une prise de risque inconsidérée.

Godefroy Beauvallet & Jean Claude Bihr

Godefroy Beauvallet

Membre de l’Institut Lean France.

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