Lean et motivation

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La question du blog : Qu’est-ce qui donne envie aux gens de faire du kaizen ?

Un peu de contexte : Un patron, très engagé dans le lean, voudrait « embarquer » ses collaborateurs dans l’aventure mais bien évidement il fait face au pushback des équipes (ex. pas le temps, ça marchera pas ici, on fera ça quand on aura le temps…).

La réponse de Michael

Qu’est-ce qui donne aux gens l’envie de faire quoi que ce soit ? Quelle est notre théorie de la motivation des personnes avec lesquelles on travaille ? Une organisation est le résultat d’un assemblage compliqué de division du travail, de chaines de commandement, de coordination et de… motivation. Les théories de la motivation vont de la plus simpliste, la carotte et le bâton utilisé dans les plantations esclavagistes et les manufactures tayloristes, à une distinction plus fine entre la motivation intrinsèque (on fait les choses pour soi) et la motivation extrinsèque (on fait les choses pour obtenir quelque chose). Le fond du problème est qu’une même personne peut être motivée ou démotivée par des facteurs contradictoires et sa motivation n’est jamais une donnée stable : motivée le matin, déprimée le soir par un incident décourageant, démotivée le matin par la routine du travail et reboostée le soir par une bonne nouvelle inattendue.

Pour comprendre l’envie, il faut abandonner le cadre behavioriste et accepter de s’intéresser à la vie intérieure des personnes. C’est bien entendu difficile, car il est facile de voir les comportements et que la vie intérieure est un mystère – parfois pour les individus eux-mêmes qui sont rarement très clairs sur leurs propres motivations. Mais en abordant la question sous cet angle, il est possible de reprendre la recherche sur la motivation différemment. Pour faire simple, une personne se sent bien et est prête à investir de l’énergie et de l’inventivité dans son travail si elle se voit progresser (ou elle voit le chemin du progrès possible) tout en se sentant en contrôle sur des activités qu’elle a choisies (plus ou moins) :

  • Progresser sur trois dimensions : sur l’appréciation de ses pairs (ou, mieux, la possibilité de rejoindre son groupe de référence), sur sa compétence ressentie et sur son degré d’autonomie dans le choix de ses cibles, buts et moyens.
  • En contrôle dans ses relations sociales, dans la maîtrise de ses tâches, et avec une pointe de challenge et de nouveauté pour éviter la routine et l’habituation qui va avec. On se sent bien quand on est confiant de ce qu’on fait et qu’on aborde des puzzles à notre portée qui nous permettent de progresser.

Le progrès et le contrôle sont naturellement en contradiction. Dans le meilleur des cas, le contexte s’y prête bien et on se voit progresser dans des contextes relationnels et sur des activités que l’on maîtrise parfaitement. Toutefois, c’est rare. La plupart du temps, progresser signifie s’atteler à des buts, des tâches ou de nouveaux contextes sociaux que l’on ne maîtrise pas et, inversement, trop de contrôle ne permet pas de progresser. Quand les choses se passent mal, on se voit planté dans des situations de plus en plus difficiles à contrôler, ce qui mène souvent au découragement, au burnout ou, au pire, à la dépression.

De ce point de vue, apparait clairement une autre contradiction : le progrès et le contrôle d’un chef est rarement aligné avec celui des subordonnés. Plus le chef a besoin de contrôle, plus il retire de l’autonomie à ses équipes ; plus le chef à besoin de résultats pour lui-même progresser, plus il instrumentalise ceux qui travaillent pour lui et leur ôte de leur propre capacité de progresser. Cette contradiction s’exprime sous la forme d’un dilemme du prisonnier : le chef et le subordonné peuvent soit coopérer à leur progrès mutuel, soit se faire défaut et l’un progresse aux dépends de l’autre :

Selon les sujets et les situations, l’un et l’autre peuvent se trouver dans toutes les positions et au final la relation est un rapport entre le nombre de fois où les deux trouvent un espace de progrès mutuel et le nombre de fois où l’un déçoit l’autre.

La structure du travail en entreprise est biaisée vers la déception : le chef en veut toujours plus, toujours plus à sa manière, l’employé cherche toujours plus de zones d’autonomie et évite de trop sortir de ses zones de confort. Comme dans tous les dilemmes du prisonnier, le point de sortie le plus naturel est la case perdant-perdant où chacun se sent trahi ou déçu par l’autre. Il faut un chef expérimenté et conscient pour maintenir des espaces de coopération au fil du temps, d’autant plus que les subordonnés vont rarement être honnêtes sur leurs ressentis et leurs aspirations (de peur que le chef ne s’en servent contre eux).

De ce point de vue, le kaizen est une excellente zone de coopération. L’idée même du kaizen est celle du progrès par petits pas, et de le faire sur des sujets qui ne subissent pas la pression opérationnelle de la performance ou des livrables du jour. Le chef peut coopérer en s’intéressant au kaizen et en appréciant les efforts (quelques soit les résultats – un résultat négatif est un apprentissage) et le collaborateur peut s’investir dans un sujet intéressant, qu’il ou elle choisit lui-même et sur lequel il ou elle peut développer sa compétence sans prendre de gros risque.

Donc soit les gens ne font pas confiance au patron que celui-ci voit vraiment le kaizen comme un progrès et pour lui/ elle et pour eux, soit ils le voient et choisissent de faire défaut malgré tout parce que l’effort demandé est trop grand (nous avions découvert avec Godefroy Beauvallet qu’il y avait un terme au Japon pour désigner le « faux kaizen », quand les gens font semblant) où qu’ils ne voient pas en quoi ça les fait progresser.

Effectivement, ainsi que l’a montré Carol Dweck, il y a des personnalités plus portées vers l’apprentissage qui s’y retrouveront tout de suite dans le kaizen et qui saisiront l’opportunité offerte de travailler leur art tout en développant leur relation avec leur patron. En revanche, d’autres pensent qu’ils savent tout ce qu’il y a à savoir, qu’ils n’ont ni besoin ni intérêt à apprendre, et donc qu’ils feraient mieux de se concentrer sur le travail tel qu’il est et ne pas perdre leur temps avec la recherche d’améliorations incertaines et souvent peu significatives.

Mais la vraie difficulté est le plus souvent crée par le patron lui/elle-même. Avec quelle clarté il/ou elle considère que 1/ le kaizen est important et lui permet de progresser, et 2/ l’engagement dans le kaizen est vu comme un espace de progrès pour le collaborateur. Doit-on faire le kaizen d’abord et éteindre les feux ensuite, ou éteindre tous les feux avant de se pencher sur le kaizen. Par ailleurs, a-t-on assez de temps et de capacité disponible pour tenter de nouvelles choses, ou se sent on tellement sous l’eau que l’idée est risible.

Développer l’esprit kaizen, et plus généralement le lean dans une entreprise ou dans un service repose avant tout sur un savoir-faire de négociation du patron. Celui-ci doit en permanence chercher et montrer le fait que le lean est un espace certain de progrès mutuel : nous nous retrouvons sur le kaizen car tout le monde apprend et tout le monde progresse. Le patron progresse parce qu’il découvre les personnes et les détails de ses processus, et encourage initiatives et idées nouvelles. Les équipes progressent parce qu’elles améliorent leur maitrise de leur travail et renforcent leur relation avec leur patron.

Cet espace est constamment mis à mal par les pressions du quotidien et les évènements perturbateurs qui s’enchainent. S’il ou elle veut développer une culture lean en commençant par le kaizen puis en développant toutes les autres conversations continues du Toyota Production System, le patron doit réaliser et accepter qui ou elle sera dans une négociation permanente avec les équipes sur la place du kaizen dans leur activité quotidienne. Et comme dans toute négociation, il faut être à l’écoute des demandes des autres et clair sur là où on est flexible et ce qui est immuable et ne bougera pas.

Le kaizen, et plus généralement les principes du lean, créent un espace de progrès sans pareil dans lequel tout le monde peut apprendre et grandir. Mais il faut accepter que cet espace est fragile et sans arrêt sous pression de la réalité des entreprises. Le maintenir en vie requiert d’une part une grande détermination pour montrer le chemin, par l’exemple, et prouver que le kaizen est une priorité et, d’autre part la flexibilité de négocier avec les équipes qui se sentent plus ou moins motivées ou en capacité de le faire (souvent par rapport au reste de leur charge de travail et/ou leur compétence perçue).

Plus généralement, embarquer qui que ce soit sur quoi que ce soit requiert d’aligner trois éléments : le sens du projet (il faut que ça fasse sens dans l’absolu), le sens pour la personne (il faut qu’elle voit où elle s’y retrouve) et les ressources pour le faire (il faut qu’elle y voie sa compétence et ses moyens). Ces trois éléments ne sont pas externes, mais des représentations dans la vie intérieure des personnes, et en tant que tel, toujours en flux et sujettes à transformation au gré des humeurs et des évènements. Il faut donc accepter qu’il s’agisse d’une négociation continue pour garder ces trois éléments alignés – et que c’est une bonne nouvelle !

Michael Ballé

Michael Ballé

Cofondateur de l’Institut Lean France et du Projet Lean Entreprise, Michael Ballé est un spécialiste de la transformation Lean. Docteur en sciences sociales, il anime la chronique Gemba Coach sur le site du Lean Enterprise Institute américain. Conférencier de renommée internationale, il est l’auteur plusieurs ouvrages de référence sur le management Lean.

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