La question du blog
La performance par l’augmentation du capital ou la performance par la flexibilité du capital : sur quoi les dirigeants doivent-ils changer d’avis au sujet du « true potential » ?
Lors d’un gemba, un dirigeant m’explique qu’il vient de faire l’acquisition d’une nouvelle machine. Il doit faire de la place pour l’accueillir. Elle fait 20 mètres de long. Il l’a obtenu grâce à l’aide de l’Etat, un de ces fameux programme de modernisation de l’industrie pour aider les PME à passer au 4.0. Aujourd’hui boostée par les nouvelles réglementations en matière énergétique, l’entreprise croît de manière exceptionnelle, cependant le dirigeant prévoit un ralentissement des ventes d’ici 2 ans. Il pari sur cette croissance pour maximiser le rendement de son nouveau bolide. Que fera-t-il quand la demande baissera ? Il ne sait pas…
La réponse de Cécile
J’ai travaillé pendant de très nombreuses années dans une grosse entreprise internationale. Je suis allée régulièrement sur le terrain : en 10 ans, j’ai parcouru plus de 70 sites de production. À chaque fois, j’étais frappée par la même chose : dans tous ces sites, quels que soient les produits fabriqués (depuis les cartes électroniques jusqu’aux satellites, depuis les équipements aéroportés jusqu’aux radars…) la surface occupée par des machines à l’arrêt était bien supérieure à celle des machines régulièrement utilisées.
Avant d’être en charge du Lean dans ce groupe, j’ai été ingénieure en développement. Et j’avoue à ma grande honte qu’avant de parcourir toutes ces usines, ces machines inoccupées m’intéressaient fort peu. Toute mon énergie d’ingénieure était mise sur la tenue de performances particulièrement difficiles (nous étions toujours aux limites) et sur le test de ces performances. Il me semblait tout à fait normal de devoir investir dans de nouveaux bancs à chaque nouveau produit.
Par ailleurs, je ne pouvais que constater, année après année, que les prévisions de production que je prenais en compte dans nos business plans n’étaient jamais en phase avec la réalité. Les prévisions mirobolantes tardaient à se réaliser… ou bien au contraire, l’usine se voyait submergée par des demandes inattendues.
Et c’est ainsi que j’ai contribué à ces usines pleines de bancs de tests inutilisés. Mea culpa.
Curieusement, les coûts de ces machines (les coûts d’investissement, mais aussi les surfaces, les coûts de maintenance et d’entretien, les couts de mise à jour et les coûts des pannes…) n’étaient jamais mis en avant. Il est tellement plus simple de compter la matière et les heures passées, pour exiger des réductions chez les fournisseurs et de la productivité de la main d’œuvre… et puis, c’est très flatteur d’inaugurer des « monuments » qui valent beaucoup d’argent, des robots ultra modernes, des machines que les autres n’ont pas !
Un jour, tout de même, les financiers se sont intéressés aux CAPEX[1]. Ils s’y sont intéressés comme ils savent le faire, en exigeant leur réduction.
Voilà donc le problème posé.
D’un côté, des produits conçus sans penser à la façon dont ils seraient produits, qui nécessitent des investissements toujours renouvelés (un banc par produit) qui coutent très cher pour un taux d’usage très faible, par des ingénieurs qui mettent en avant leur super technique.
De l’autre, des usines qui mettent en place les équipements rendus nécessaires par des prévisions régulièrement mises en défaut, et des patrons secrètement fiers de faire visiter leurs nouvelles et coûteuses installations.
Et toujours, certaines croyances répétées à l’envie…
- « Il faut investir dans des machines de très grande capacité, pour pouvoir faire face aux pics de production ! » Seulement ces machines-là sont arrêtées une grande partie du temps ou produisent des équipements qui ne sont pas ceux dont les clients ont besoin, créant ainsi des stocks inutiles.
- « Arrêtons de proposer autant de références ! Les clients devraient se contenter des quelques produits ‘en tête de gondole’ ». Ah vraiment ? N’est-ce pas au contraire notre savoir-faire le plus précieux, d’être capables de nous adapter réellement aux besoins des clients, d’autant plus sur des produits coûteux qui représentent pour eux un budget conséquent ?
- « Développons des bancs universels, capables de tester tous nos produits de même nature » Ces énormes bancs-à-tout-faire qui seraient capables, sous réserve d’une petite reprogrammation, de tester et de supporter la fabrication de tous les équipements, ne sont jamais à jour, et en mise au point permanente. Je ne me souviens plus combien de programmes j’ai vu passer pour la mise en œuvre de ces bancs universels, mais je me souviens très bien combien ont abouti. Aucun.
- « Il faut investir dans des robots, plus faciles à reprogrammer, soyons modernes » Plus faciles à reprogrammer, mais auxquels on ne touche jamais, car la mise au point voyez-vous, est très longue !
L’alternative n’est pas séduisante…
- De très grosses machines dédiées à peu de références, qui tournent « à fond » … pendant peu de temps, puisque les clients veulent des références différentes et que le marché fluctue. Pas très rentable…
- Des machines-à-tout-faire qui sont difficiles à mettre au point, à faire fonctionner, qu’on est tenté d’utiliser par lots importants (au détriment du délai) et qui seront des goulots d’étranglement. Pas très malin.
Mes maitres en Lean le répétaient, il est préférable de disposer de petites machines, flexibles, qui permettent très vite de changer de référence afin de faire des petits lots, qui seront mis à disposition beaucoup plus vite (lead-time réduit) et beaucoup plus juste (ce que veut le client, dans la quantité requise).
C’est lors d’un voyage au Japon que j’ai touché du doigt la mise en pratique de cette théorie, chez un sous-traitant de Toyota, qui nous montrait sa ligne de production, en affirmant fièrement qu’il était possible d’y produire plus de 80 références différentes. J’ai regardé la ligne, et je me suis tout de suite dit que mes patrons n’auraient pas aimé… C’était un mélange de haute technologie (robots…), d’activité manuelles, de petits équipements mis en ligne, tout cela présentant un aspect hétérogène d’une redoutable efficacité. Ce jour-là, j’ai vraiment compris ce que le mot « flexible » veut dire.
Nous sommes passés (depuis déjà quelques temps, mais depuis 2020 on n’en peut plus douter !) dans une ère de l’incertitude. La flexibilité de notre outil de production n’est plus une option. Les marchés sont changeants, les clients sont exigeants, et l’agilité qu’on nous réclame à cor et à cri est à installer dans un environnement extrêmement contraint en termes économiques.
C’est là que l’intelligence humaine doit intervenir. Il est certes plus compliqué de travailler sur des machines unitairement moins puissantes, à reconfigurer plus fréquemment, que de choisir des bolides surpuissants. C’est peut-être aussi moins porteur d’égo à court terme (Ah ! le plaisir de frimer avec une grosse bécane !), mais la satisfaction sur le long terme de coller aux besoins des clients, par des astuces sans idéologie et globalement beaucoup moins couteuses remet au premier plan ce qui fait les entreprises pérennes : l’intelligence collective. Naturellement, tout investissement doit être challengé sur sa rentabilité. Mais n’oublions pas d’y intégrer tout ce qui ne se voit pas dans un compte de résultat, et qui fait cette rentabilité sur le long terme. Sans oublier l’égo des managers et des équipes…
[1] CAPital EXpenditure ou dépenses d’investissement.