La question du blog
La performance par l’augmentation du capital ou la performance par la flexibilité du capital : sur quoi les dirigeants doivent-ils changer d’avis au sujet du « true potential » ?
Lors d’un gemba, un dirigeant m’explique qu’il vient de faire l’acquisition d’une nouvelle machine. Il doit faire de la place pour l’accueillir. Elle fait 20 mètres de long. Il l’a obtenu grâce à l’aide de l’Etat, un de ces fameux programme de modernisation de l’industrie pour aider les PME à passer au 4.0. Aujourd’hui boostée par les nouvelles réglementations en matière énergétique, l’entreprise croît de manière exceptionnelle, cependant le dirigeant prévoit un ralentissement des ventes d’ici 2 ans. Il pari sur cette croissance pour maximiser le rendement de son nouveau bolide. Que fera-t-il quand la demande baissera ? Il ne sait pas…
La réponse de Godefroy
« A cheval donné, on ne regarde pas les dents », dit le proverbe. Alors pourquoi s’inquiéter quand les bonnes fées publiques se penchent sur l’entreprise, et lui permettent d’acquérir une nouvelle machine à l’état de l’art, et ainsi de suivre l’accroissement de la demande et de se développer ? Après tout, si on peut s’équiper d’une nouvelle génération d’outils à un moindre coût du capital, sans taper dans sa trésorerie ni se mettre dans la main d’un banquier, pourquoi ne pas se laisser tenter ? Certes, le lean appelle à la frugalité des moyens, mais rien ne semble empêcher de faire du 5S, de la TPM et du SMED sur la nouvelle machine, et ainsi de respecter les canons toyotiens. S’équiper de manière proactive peut conduire à des surcapacités si jamais le boum du marché ne dure pas… Mais si l’on a amorti la machine d’ici là, où est le problème ? De surcroît, la subvention publique d’investissement va limiter cet amortissement et donc les risques futurs sur les comptes…
Pourtant, quiconque est frotté de culture générale lean est conduit à s’interroger sur ces apparences tentatrices. Il est de notoriété publique, en effet, que Toyota réserve a priori les investissements à ses nouvelles usines. Et les visites industrielles au sein du groupe Toyota permettent régulièrement de contempler une presse hors d’âge ou autre machine antédiluvienne, en parfait état de marche parce que les pièces d’usure ont été remplacées une à une, et tapant des pièces métronomiquement avec des TRS à faire pâlir leurs petites sœurs. Pourquoi cette insistance à conserver en production des antiquités, alors qu’on sait bien que la variété dans un parc machine coûte potentiellement très cher, au point que son homogénéisation est souvent un objectif en soi (sans même parler de la chasse aux vieux serveurs en informatique) ?
Pour le comprendre, il faut faire un détour par les relations entre compréhension d’une situation et investissement. A titre individuel, nous avons tous été confrontés à des situations où c’est notre incapacité à comprendre dans le détail ce qui se passe qui nous force à investir : racheter une machine à laver faute de savoir diagnostiquer la casse et réparer un engrenage en plastique, ou un frigo faute de savoir repérer la fuite de gaz dans un circuit de froid, par exemple. C’est un problème classique de maintenance ou de diagnostic médical, entre autres. Et même les organisations les plus sophistiquées se font régulièrement piéger : EDF n’est-il pas amené à remplacer en urgence certains tuyaux des circuits d’injection de sécurité de ses centrales nucléaires, faute d’avoir réussi à modéliser la physico-chimie de la corrosion des tubes coudés en métal soudé ? (Un vrai problème non trivial, à leur décharge.)
Une riche littérature s’intéresse donc, depuis des décennies, aux relations entre compréhension et investissement, et quel sont les déterminants des équilibres qui en découlent entre make et buy et entre maintenance et remplacement. Un de ses résultats classiques est la disproportion entre les causes et les effets en matière de problèmes industriels, et l’effroyable complexité qui apparaît immanquablement à chaque fois qu’on s’efforce de comprendre pour de bon la manière dont un détail apparemment insignifiant a conduit à des résultats dramatiques. L’exemple le plus marquant est sans doute celui du « O-Ring », ce joint en caoutchouc à l’origine de l’explosion de la navette Challenger en 1986. La perte de la fusée et de son équipage est en effet due à une pièce banale, un joint torique qui n’a pas assuré comme il l’aurait dû l’étanchéité du réservoir. Une première analyse a rapidement permis de comprendre qu’il aurait suffi de décaler le tir vers un moment plus chaud de la journée pour éviter le drame. Mais cette décision était impossible à prendre, parce que le standard n’était pas précis. Tout le monde savait que le froid rendait les joints plus rigides, mais pas dans quelles proportions… Pour passer d’une description de la catastrophe comme un « dysfonctionnement » à une compréhension exacte du fait que ce joint ne pouvait se comporter autrement que comme il l’avait fait, conduisant immanquablement à l’explosion, il a fallu rien moins que Richard Feynman, Prix Nobel de physique, qu’on peut présenter comme le meilleur physicien du XXe siècle, et qui était membre de la commission d’enquête sur Challenger. Le point intéressant, ici, c’est que si n’importe quel ingénieur de la partie peut comprendre le fonctionnement nominal d’un système, il faut du génie pour imaginer comment un système se comporte quand on s’éloigne de ses conditions normales de fonctionnement. En d’autres termes, il est infiniment plus facile de faire fonctionner des investissements récents et réglés par d’autres que de maintenir en conditions opérationnelles des équipements qui vieillissent, faute d’être capables de comprendre comment usure et vieillissement impactent leur fonctionnement.
Ainsi, le manque de compétences conduit à l’investissement, car il interdit de tirer le meilleur parti des équipements dont on dispose. Mais la réciproque est également juste : plus on investit, moins on comprend ce qui se passe. La multiplicité des compétences à acquérir, des domaines à couvrir, des situations à modéliser, dépasse rapidement les capacités disponibles. Et le réflexe d’investir à nouveau l’emporte rapidement sur celui de réparer ou d’améliorer. Evidemment, plus l’organisation est silotée et morcelée, plus les décisions d’investissement se font loin de l’endroit où la compétence technique demeure, et plus la tentation d’investir est grande. Les vendeurs de technologies ne s’y trompent pas, qui préfèrent parler aux dirigeants, si faciles à convaincre, qu’aux ingénieurs désireux de comprendre dans le détail les avantages promis par le prospectus…
La préférence pour l’investissement conduit donc à la perte de compétences, et la difficulté à comprendre les situations faute des compétences nécessaires rend incroyablement coûteuse la reconquête d’un outil industriel dont on a perdu la maîtrise (souvenez-vous, il a fallu un Nobel pour régler un problème de joint !) Ce cercle vicieux conduit à la situation habituelle où on produit sans comprendre. Ainsi, les engrais et les pesticides ont rendu les agriculteurs moins dépendants de la compréhension fine de leurs sols, de la météorologie ou de leurs semences. Ils ont permis d’accroître spectaculairement les rendements et, en même temps, ils ont induit une perte de compétences massive sur ces sujets. Mais il est infiniment plus facile d’oublier que d’apprendre. Et quand la dernière compétence quitte une communauté, la reconquérir devient extraordinairement difficile. Allez donc apprendre une langue morte ! La lente et difficile reconquête par les tenants de la permaculture de savoirs communément disponibles au XIXe siècle chez n’importe quel maraîcher parisien, sous les quolibets des tenants d’une agriculture industrielle dont on touche pourtant les limites (destruction des sols, empoisonnement généralisé aux pesticides, manque d’eau…) montre assez combien ces pertes de compétences sont potentiellement irrémédiables.
Faute de compétences disponibles, et d’une compréhension suffisante des produits et des équipements, choisir de maintenir et d’améliorer l’outil industriel dont on dispose plutôt que d’investir est donc un choix risqué. Le chemin de la compréhension fine pour maintenir, améliorer et investir avec la précision d’un laser est semé d’embûches et de déconvenues. Comme on ne sait pas ce qu’on ne sait pas, cela revient à parier qu’on saura être malins comme Feynman plutôt que d’acheter à quelqu’un d’autre, qui vous promet, lui, qu’il l’est… Un dirigeant s’expose bien plus en essayant de faire marcher un système qu’en le décrétant non stratégique et en achetant son remplaçant ou en sous-traitant ce qu’il faisait. Comme dit l’adage informatique, personne ne s’est jamais fait virer pour avoir acheté IBM (ou Microsoft). Et c’est comme ça que l’on prend le chemin de la longue défaite, qui vide progressivement l’entreprise de ses compétences distinctives et la condamne à terme.
Un ami industriel, qui m’a hélas demandé l’anonymat, résumait ces réflexions sous la forme d’un aphorisme que j’appelle (il s’y reconnaîtra) la règle cardinale de l’investissement :
« Face à une situation donnée, le quantum de l’investissement consenti et la compréhension profonde de la situation, partagée au sein de l’entreprise, sont inversement proportionnels. »
Et voilà pourquoi nous nous méfions, au sein du mouvement lean, des réflexes en matière d’investissement. Parce qu’ils peuvent être le symptôme d’un manque de compétences et de maîtrise de notre outil industriel. Et parce qu’ils peuvent induire une perte de compétences, ou une réorientation de la compétence de nos ingénieurs de la compréhension de nos produits et de nos outils vers les calculs Excel de ROI qui convainquent les décideurs d’investir. Le lean vise un mix riche en compétences et frugal en ressources, là où le management financier se contente d’un mix pauvre en compétences et coûteux en capital (en masquant ce coût par des tours de passe-passe financiers, si possible subventionnés ou défiscalisés). C’est bien pour cela que les sensei insistent pour que les dirigeants demandent, avant de prendre une décision d’investissement, que l’unité qui la réclame obtienne 10% de productivité sur ses outils actuels. C’est apparemment idiot, puisque justement ces outils vont partir à la benne… Mais c’est la meilleure manière de forcer à la reconquête des compétences qui rendront le nouvel investissement soit non-pertinent (parce qu’en les cherchant on découvre qu’il ne se passe pas ce qu’on croyait), soit plus efficace (parce qu’on aura les compétences permettant son insertion optimale dans l’entreprise).
Alors, à l’issue de ce long chemin, peut-on statuer sur la pertinence de l’achat de cette belle machine subventionnée ? Oui, en ayant compris le caractère « pousse-au-crime » de ladite subvention : en effaçant le besoin de cash et celui d’amortir l’équipement, elle peut rendre facialement le nouvel équipement plus rentable que le maintien des compétences et les efforts d’amélioration continue sur la base installée qui, eux, ne sont pas subventionnés. Il y a donc un coût caché à cette subvention : la perte en compétences et en maîtrise industrielle qu’elle peut induire. Un effort spécifique doit l’accompagner pour que les équipes comprennent la nouvelle machine suffisamment bien pour pouvoir l’utiliser sans surcoût par rapport aux équipements précédents, pour les volumes limités attendus dans deux ans. Accepter la subvention, c’est parier qu’on aura acquis cette compétence d’ici-là. Cela a un coût, au moins du même ordre que les amortissements évités par la subvention publique d’équipement. Et cela a un risque : le départ des compétences disponibles au moment de l’achat, rendues apparemment inutiles par le nouvel outil. Eviter ces écueils mérite toute l’attention des dirigeants.
C’est pourquoi, pour conclure comme nous avions commencé, laissons la parole à Laocoon, le fils de Priam qui ne voulait pas qu’on fasse entrer le cheval imaginé par Ulysse dans Troie : « Timeo Danaos et dona ferentes », lui fait dire Virgile dans L’Enéide. « Je crains les Grecs, même porteurs de présents. » Gardons cela en tête quand on nous pousse à investir sans réfléchir…
Une réflexion sur « L’insoutenable légèreté de l’investissement subventionné »
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