La question du blog
Toyota ne cache pas son engagement pour la planète et est même très en avance sur les aspects de la neutralité carbone. Comment expliquer que le Juste-à-temps et l’augmentation des fréquences de prélèvement vont dans ce sens ? L’équilibriste : comprendre les effets du juste à temps sur la planète.
Le Juste-à-temps a peu de sens si nous n’augmentons pas la fréquence de prélèvement des pièces de toute la chaine logistique. A l’image du laitier qui passe tous les matins distribuer du lait frais dans les chaumières, le modèle Toyota pratique le ‘milk run’ avec ses fournisseurs : plutôt que d’avoir un camion de références A le mardi, un camion de références B le mercredi et un camion de références C le jeudi, Toyota vient prélever toutes les références plusieurs fois par jour chez ses fournisseurs : « 15 camions par jour. 12 camions par jour. 50 camions par jour. Chacun des fournisseurs est visité plusieurs fois par jour par un camion qui prélève de toutes les pièces à chaque passage. »
La réponse de Yves
La question de l’utilité du JAT (juste-à-temps) pour la planète est l’occasion de souligner que le Lean est contre-intuitif. Le JAT n’est pas une heuristique quasi-optimale pour résoudre un problème d’optimisation des ressources afin de maximiser l’efficacité. C’est une méta-heuristique, optimisée pour réduire les effets négatifs de l’incertitude. L’idée clé du JAT est que toute attente est une « rigidité » du système : plus il y a d’incertitudes, moins il faut de rigidité. Le contraire de la rigidité est la capacité à produire et livrer ce que souhaite le client, ce que l’on appelle agilité ou adaptabilité. Pour illustrer le coté non-intuitif, je peux prendre l’exemple (qui date maintenant de 20 ans) de grosses équipes projets au sein d’un grand programme de refonte informatique. Une façon d’améliorer la capacité à tenir les délais et livrer dans les temps a été de démanteler des bureaux de ressources « critiques / experts » en attribuant des experts à chaque équipe projet. Leur taux de charge a considérablement baissé, ce qui était à la fois un gaspillage (faire attendre l’expert pour ne pas faire attendre le flux de création de valeur) et illogique vu la rareté de ces experts. Néanmoins, l’expérience confirme que c’est une bonne idée, on évite des délais qui coutent beaucoup plus que le gaspillage de temps. En revanche, c’est uniquement parce que ces projets sont complexes et que l’on ignore à l’avance les difficultés qui vont se présenter. Dans un monde où le futur serait connu, il serait plus efficace de revenir à l’organisation des experts en bureau partagé.
L’approche du JAT, qui conduit à accélérer la fréquence de collecte (amont) /livraison (aval) / « rotation des équipements », a un impact négatif sur la capacité à optimiser le taux de remplissage des outils logistiques (tout comme le taux de charge des experts dans l’exemple précédent). Il suffit d’observer le taux de remplissage des utilitaires qui font la livraison du dernier kilomètre, au fur et à mesure que le temps de livraison garanti baisse. Les statistiques de remplissage des camions des grandes plateformes sont édifiants. Plus le coût de livraison augmente, en termes de CO2 ou en termes monétaire, plus l’équilibre se déplace. La difficulté est que les deux termes de l’équation d’équilibrage sont incertains et difficiles à évaluer. Le coût de l’énergie et le réchauffement de la planète ne changent rien au fait qu’il faut éviter de produire ce qu’on ne peut pas vendre. L’adaptabilité reste un enjeu majeur, donc le JAT continue d’être pertinent, et d’autant plus que le futur de la demande client est incertain. L’autre terme, qui décrit l’évolution du coût de collecte/livraison en fonction de la fréquence du JAT n’est pas non plus simple à évaluer. Pour donner un exemple saisissant, il est clair que l’énergie verte va rester intermittente pour un certain temps, et elle introduit de la sorte une opportunité (déplacer des activités au bon moment, celui où l’énergie est faiblement carbonée) et une contrainte (dans l’approche d’ordonnancement des activités). Face à cette complexité, on peut faire deux observations. La première est que le réglage du JAT ou du demand-driven supply chain va nécessiter de faire des expérimentations et des simulations. Autrement dit, le réchauffement de la planète va exiger le développement de la pratique des jumeaux numériques. Le temps où le JAT pouvait se régler avec des outils et des heuristiques simples est derrière nous. La seconde observation est que le réchauffement de la planète va également impacter la demande, y compris en termes de fréquence et de délais de livraison. C’est tout l’écosystème client-fournisseur qui doit évoluer de façon coordonnée, en remettant en cause des usages plus anciens. Et cela s’applique également à nous, particuliers, qui devront comprendre l’impact écologique de notre impatience.
Pour conclure, il n’y a pas de réponse simple à la question. Le JAT réduit les gaspillages, qui ont tous un impact CO2 sur la planète, et cet impact n’est pas facile à évaluer lorsqu’on ne connaît pas le futur (ce qui est précisément notre cas dans un monde VUCA). Face à ces gains, l’accélération des fréquences de rotation / livraison / collecte a également un coût CO2 et le Lean n’est pas une excuse pour l’ignorer. Seule l’expérimentation permanente, qu’elle soit réelle ou simulée avec un jumeau numérique, permet de se faire une conviction, propre à chaque entreprise et chaque type d’activité. Cette conviction est forcément éphémère, parce que les conditions systémiques de l’équilibre changent constamment. Le réglage du JAT est donc une pratique continue, pas la solution d’un problème posé une fois pour toutes.