Ecologie et croissance : le tradeoff du lean

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La question du blog

Toyota ne cache pas son engagement pour la planète et est même très en avance sur les aspects de la neutralité carbone. Comment expliquer que le Juste-à-temps et l’augmentation des fréquences de prélèvement vont dans ce sens ? Ecologie et croissance : le tradeoff du lean.

Le Juste-à-temps a peu de sens si nous n’augmentons pas la fréquence de prélèvement des pièces de toute la chaine logistique. A l’image du laitier qui passe tous les matins distribuer du lait frais dans les chaumières, le modèle Toyota pratique le ‘milk run’ avec ses fournisseurs : plutôt que d’avoir un camion de références A le mardi, un camion de références B le mercredi et un camion de références C le jeudi, Toyota vient prélever toutes les références plusieurs fois par jour chez ses fournisseurs : « 15 camions par jour. 12 camions par jour. 50 camions par jour. Chacun des fournisseurs est visité plusieurs fois par jour par un camion qui prélève de toutes les pièces à chaque passage. » 

La réponse de Julie

Maitriser le coût de revient et offrir de la variété. Livrer vite et réduire les stocks. Assurer la croissance de l’entreprise et préserver la planète. Produire en France et gagner de l’argent. Boucler les fins de mois et penser long terme… Il est question de passer du « ou » au « et », pour cela nous devons trouver un tradeoff entre deux variables qui ont tout l’air de s’opposer.

Le lean est le framework qui permet : 1) de rendre visible nos points de faiblesse (weak points management) pour 2) donner la possibilité aux gens de participer de manière volontaire à l’effort kaizen. Après de nombreuses années de kaizen intensif, Toyota est devenu le maitre du tradeoff. Par exemple, le lissage est un tradeoff entre la variabilité de la demande et le besoin de stabilité des conditions de travail. Une de mes hypothèses quant à la difficulté de diffuser le lean au delà de Toyota, c’est que Toyota nous offre sur un plateau le résultat de décennies d’exploration, autrement dit ils nous donnent le résultat de leur années de kaizen, mais n’ayant pas fait le chemin de découverte par nous-même, il est difficile pour certains d’accepter le tradeoff tout cru !

Face au dilemme de l’écologie et de la croissance, il y a deux loups qui se battent en nous : l’un s’appelle «  désir de réussite » et l’autre « désir d’échec ». Lequel gagnera ? Celui que l’on décidera de nourrir. Le désir d’échec nous emmenant à une mort plus ou moins rapide mais une fin certaine de la croissance et de l’écologie. Le désir de réussite nous ouvrant des options, des idées à explorer, des savoirs à découvrir sans garantie que nous réussirons.

Un premier scénario consisterait à réduire les fréquences de prélèvement, ce qui engendrerait le besoin de constituer des stocks qui attendraient d’être chargés moins souvent dans de plus gros camions, cela entrainerait la nécessité de construire un entrepôt pour accueillir ces produits fabriqués en avance, donc davantage de manutentions internes et un coût logistique important, un lead time allongé, donc un cash recovery plus long, et enfin la perte de visibilité sur les problèmes puisqu’ils seront masqués par l’effet de masse. L’entreprise a donc programmé son échec économique et l’impact est tout aussi catastrophique pour l’environnement.

Un second scénario consisterait à chercher l’augmentation des fréquences de livraison par l’organisation rigoureuse des tournées du laitier et en faisant remonter cette logique tout le long de la chaine de valeur (petits lots, fréquence de prélèvement élevée, peu de stock, problèmes révélés en tant réel ou presque). Cela nous permettrait alors de de se mettre d’accord sur les challenges à adresser (#sensemaking) et d’ouvrir une porte à la participation volontaire des collaborateurs et partenaires (#meaningmaking) pour confronter nos weak points, plutôt que de les contourner, comme par exemple :

  • Nos supply chains sont trop étendues, le tissu fournisseurs trop éloigné des points de fabrication, eux-mêmes trop éloignés des points de consommation => Que faut-il apprendre pour compacter nos supply chains ? Quels sont les fournisseurs clefs de notre value network ? Comment mieux collaborer avec eux pour trouver des options qui permettent à tout le monde de vivre sur le contrat ? Le webinaire « Lean dans la fonction supply chain » est une aide précieuse pour identifier les points sur lesquels il faut changer d’avis pour progresser sur ce sujet.
  • Une des astuces de Toyota c’est les boites ! Je me souviens d’une époque où je travaillais sur une ligne d’assemblage de voitures aux Etats-Unis. Nous enchainions les kaizen d’une cellule de préparation des kits de ceintures de sécurité. Chaque centimètre de trop engendre des mouvements inutiles, des déplacements et le temps de l’opérateur est gaspillé. Inspirés par ce que faisait Toyota avec ses boites (voir la fantastique vidéo Meals per hour), nous nous sommes intéressés à l’air transporté dans les boites. En changeant les boites pour des contenants plus petits, nous avons gagné de nombreux m2 et libérer une place considérable dans le petit train logistique qui amenait les boites à l’assemblage final. La même question de densité du contenant peut se poser sur les boucles logistiques externes (clients, fournisseurs, sous-traitants).
  • J’entends régulièrement des collaborateurs se plaindre du manque de place, mais il suffit d’un 5 pourquoi sur le gemba pour découvrir les misconceptions se cachant derrière le symptôme du manque de place. En fait, au fur et à mesure de la résolution de problème l’équipe se rend compte que le manque de place est lié à des problèmes de lissage, de 5S sur les conditions de travail, et à une organisation en flux poussés. Le challenge soulevé par le framework du lean est d’apprendre à compacter nos usines, à mettre en flux continu ce qui peut l’être et en flux tiré le reste, à privilégier de petites machines compactes et flexibles, à chercher une implantation intelligente minimisant les déplacements, permettant la flexibilité et les changements de takt time. C’est ça la véritable agilité !

A chaque fois que nous achetons quelque chose, que nous activons le flux de la consommation, nous tirons sur un flux de production et de logistique qui consomme des ressources et, de manière plus ou moins forte, pollue. La solution au dilemme n’est pas d’arrêter de consommer mais sans doute de consommer autrement en privilégiant le durable et la frugalité. Ce n’est pas non plus de se donner bonne conscience en se disant que la France pollue moins que les autres, facile quand on a viré notre industrie à l’étranger et quand on met des petits mouchoirs sur les schémas logistiques qui permettent d’amener les produits en France.  Il est grand temps de recontacter notre désir de réussite pour avoir le courage d’avancer petit pas après petit pas, kaizen après kaizen, vers le produire mieux.

Julie Chevalier

Julie Chevalier

Membre de l'Institut Lean France

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