La question du blog
Toyota ne cache pas son engagement pour la planète et est même très en avance sur les aspects de la neutralité carbone. Comment expliquer que le Juste-à-temps et l’augmentation des fréquences de prélèvement vont dans ce sens ? Le chemin exigeant de la maîtrise écologique des supply chains.
Le Juste-à-temps a peu de sens si nous n’augmentons pas la fréquence de prélèvement des pièces de toute la chaine logistique. A l’image du laitier qui passe tous les matins distribuer du lait frais dans les chaumières, le modèle Toyota pratique le ‘milk run’ avec ses fournisseurs : plutôt que d’avoir un camion de références A le mardi, un camion de références B le mercredi et un camion de références C le jeudi, Toyota vient prélever toutes les références plusieurs fois par jour chez ses fournisseurs : « 15 camions par jour. 12 camions par jour. 50 camions par jour. Chacun des fournisseurs est visité plusieurs fois par jour par un camion qui prélève de toutes les pièces à chaque passage. »
La réponse de Godefroy
Depuis plus de vingt ans, c’est sans doute la critique la plus fréquente que j’ai entendue à propos du lean : la multiplication des liaisons entre étapes de production serait la preuve de l’inefficacité de la méthode. J’ai entendu cela bien avant que les questions environnementales ne prennent l’importance qu’elles ont aujourd’hui : au nom du coût de l’essence, ou de l’accroissement nécessaire de la flotte de camions, ou encore de l’exposition aux risques de retard du transport maritime, par exemple. Les gens qui ressentent le désir de s’opposer intellectuellement au lean identifient intuitivement la multiplication des livraisons comme une curiosité, un gâchis potentiel, donc un possible point faible. Comme les praticiens du lean ne sont pas prêts à lâcher sur la réduction de la taille des lots, ils refusent en bloc cette critique… et apparaissent comme les apôtres d’une religion toyotiste, incapables de considérer froidement les mauvais côtés de leur doctrine. Le clivage devient identitaire, et tout se bloque. C’est un des obstacles classiques à la diffusion du lean.
La vérité qui dérange
C’est pourquoi il me semble qu’il faut prendre au sérieux cette critique traditionnelle, et lui répondre au fond. Cela est d’autant plus important qu’elle a redoublé ces dernières années avec la nécessité d’établir des bilans carbone des différents moyens de transport et de réduire le « coût CO2 » des supply chains. Or, les lois de la physique étant ce qu’elles sont, livrer rarement de grands batchs est moins coûteux en énergie (donc en CO2) que livrer souvent de petits volumes… C’est la vérité qui dérange, accessible à tout un chacun dans la Base Carbone régulièrement publiée par l’ADEME. Pour n’en donner que trois exemples frappants :
- le transport routier par camion rigide de 5 tonnes produit 0,378 kg de CO2-équivalent par tonne transportée et par kilomètre (on parle de CO2-équivalent pour prendre en compte la variété des gaz à effet de serre produits et tout ramener à l’équivalent en CO2 des gaz libérés dans l’atmosphère) ;
- si l’on passe à un camion rigide de 30 tonnes, on tombe à 0,105 kg CO2eq / t.km, soit une réduction de près des trois-quarts en multipliant la taille de lot par 6 ;
- quant au transport par cargo porte-conteneurs sur la route Asie-Europe du Nord, le coût carbone en est de l’ordre de 0,00553 kg CO2eq/ t.km, 68 fois moindre que celui du transport par petit camion.
Ces données sont évidemment discutables car elles agrègent de nombreuses sources de carbone (du carburant utilisé au « carbone gris » utilisé pour construire le véhicule), mais elles sont relativement fiables, publiques et normalisées. Elles sont bien comprises physiquement, et correspondent à l’intuition scientifique. Et elles ont une valeur réglementaire puisque tous les transporteurs doivent pouvoir justifier du bilan carbone de leurs services. Ces ordres de grandeur sont problématiques pour qui souhaite défendre un système multipliant les livraisons rapides par petits véhicules, plus polluants d’un ou deux ordres de grandeur par rapport à leurs concurrents plus massifs…
Ce que le fractionnement coûte, le lissage le regagne
Alors, faudrait-il renoncer à la réduction de la taille des lots au nom de la lutte contre la crise climatique ? Non, car il se passe beaucoup d’autres choses dans une supply chain que de faire rouler (ou flotter) les véhicules prévus sur les routes convenues aux horaires annoncés. Et ces aléas opérationnels et autres à-coups dans la supply chain se révèlent considérables. En réduisant les tailles de lots, on les met sous contrôle, ce qui in fine fait plus que compenser les surcoûts apparents de la multiplication des liaisons. En d’autres termes, ce que les tenants de l’approche classique de la gestion des stocks croient gagner en « batchant » les livraisons, ils le perdraient largement en allers-retours de véhicules plus ou moins remplis, en taxis pour maintenir coûte que coûte la production, ou en erreurs d’aiguillage obligeant à multiplier les allers-retours.
Financièrement, cela se tient. Et l’on peut jouer avec des petits modèles comptables – comme nous l’avons fait des années avec les étudiants du certificat d’études spécialisées en lean management de Télécom Paris – pour montrer que, dès lors qu’on prend en compte le besoin de transport rapide (donc coûteux) en cas d’aléa de production, l’approche en flux tirés et la maîtrise qu’elle permet est plus rentable que l’approche traditionnelle.
En est-il de même pour le coût carbone, malgré la disproportion apparente des chiffres ? Je dois avouer que ce n’est pas sans appréhension que j’ai entamé ce calcul en répondant à la question du blog, car je n’avais jamais pris le temps de le faire sérieusement. Quel est le coût carbone de l’instabilité dans une supply chain ? Pour le savoir, complétons le tableau par deux chiffres supplémentaires, toujours issus de la Base Carbone de l’ADEME :
- le coût du fameux « taxi », cette camionnette qu’on envoie chercher en catastrophe une livraison pour éviter une rupture : 0,826 kgCO2eq / t.km, un peu plus de deux fois plus cher que la livraison en petit camion classique ;
- et surtout, le coût de l’avion-cargo, aussi punitif qu’indispensable si l’on a fait une erreur de prévision sur un produit sourcé internationalement : 3,47 kgCO2eq / t.km, près de dix fois le coût du transport en petit camion.
Je laisse au lecteur le soin d’ouvrir son tableur favori et de jouer avec ces chiffres sur le modèle de son choix. Il pourra constater que :
- le coût carbone apparent d’une supply chain stable opérant en grands lots (gros camions, forte proportion de produits sourcés internationalement par conteneurs) apparaît nettement inférieur à celui d’une supply chain lean organisée pour sourcer une proportion importante d’intrants à proximité de l’usine d’assemblage du produit, mais seulement si tout se passe comme prévu ;
- la prise en compte des aléas de type taxi, et évidemment bien plus encore avion-cargo, rend vite le flux tiré lissé local plus intéressant (typiquement, devoir approvisionner par avion un intrant sur 1500 initialement prévus par bateau efface tout le bénéfice carbone du recours au fret maritime).
Bref, l’argument classique pro-lean sur les coûts de transports est extensible au bilan carbone : ce que le fractionnement coûte en théorie, le lissage le regagne largement en pratique.
Encore ce calcul de coin de table est-il très favorable aux batchs, puisqu’il ne prend pas en compte les opérations de transbordement, déconditionnement/reconditionnement, manutention, etc. multipliées par la présence de grands lots. Et il faut également indiquer que je n’ai pas utilisé le « joker » de l’électrification ou de l’hydrogène, car il est bien difficile de dire aujourd’hui quel seront leur impact sur chaque segment de poids transporté (signalons tout de même qu’il sera durablement plus difficile de décarboner l’aviation que le transport terrestre). Retenons que la multiplication des options de transport avec des impacts CO2 variés, dans un contexte énergétique, réglementaire et marketing évolutif, va conduire à des optimisations de plus de plus sophistiquées du mix de moyens de transport utilisés.
Réussir la transition écologique des supply chains dans la vraie vie
Cependant, l’histoire ne s’arrête pas là. Car ces raisonnements passent sous silence un fait massif que connaissent bien les logisticiens : les supply chains opèrent habituellement très loin de l’optimum. Et donc ces scénarios qui comparent entre eux le coût carbone autour de l’optimum dans chaque variante sont terriblement abstraits. Pourquoi cette sous-optimalité des situations logistiques ? Parce que ces dernières sont le résultat d’un ensemble de décisions prises de manière désynchronisées par de nombreux acteurs, selon des schémas d’optimisation divergents, en information très imparfaite (prévisions de vente fragiles, stocks erronés, situation des véhicules mal maîtrisée, etc.), en intégrant quotidiennement des aléas qui viennent perturber le plan global, et avec des irréversibilités nombreuses (routes préférées car déjà connues, docks imposés car seuls compatibles avec tel produit, disponibilité de chauffeurs-livreurs pour un type de véhicule mais pas pour un autre…). Faire évoluer un réseau logistique est une opération difficile, pour ne pas dire douloureuse : c’est typiquement le genre de choses qu’on ne bouleverse que si l’on ne peut vraiment pas faire autrement…
Dès lors, le meilleur système de supply chain est moins celui qui promet d’approcher le plus possible l’optimum (en coût financier ou en coût carbone) que celui qui permet l’inévitable replanification sans encourir une dégradation massive du bilan… Le plus « agile », pour utiliser le mot-valise des années 2010, ou le plus « résilient », pour employer le terme qui fait florès aujourd’hui. C’est ce que préconise par exemple Johannès Vermorel, le CEO de Lokad et l’un des meilleurs spécialistes de supply chain aujourd’hui (son analyse d’une supply chain lean vaut un coup d’œil, au passage).
Or créer un système qui peut s’adapter en continu à des situations changeantes sans encourir des coûts de désynchronisation massifs, c’est exactement ce que promet le lean. En même temps, pratiquer le lean conduit également à se faire très mal si l’on ne maîtrise pas la situation. On retrouve l’image classique du lac et des rochers :
- diminuer la taille des lots permet d’abaisser fortement le bilan carbone si l’on maîtrise sa supply chain, relocalise sa base de fournisseurs, limite les rebuts et déchets, etc.
- mais cela conduit à une explosion intolérable du bilan carbone et des coûts logistiques si l’on ne progresse pas en compétences parallèlement à la réduction de la taille des lots.
La réduction des longueurs des supply chains est le chemin vers une baisse du coût carbone : produire près du lieu de consommation permet de mieux maîtriser les aléas, supprime des sources d’instabilité logistique, ôte des kilomètres… bref, fait gagner du carbone. On gagne si on construit des supply chains courtes, résilientes, flexibles et évolutives. A contrario, faire du « big fat kanban from the other side of the world » est peut-être un flux tiré, mais ne respecte pas plus l’esprit lean que l’esprit green. Comme le disait Taiichi Ohno, « flow when you can, pull when you must and level always. »