La question du blog
Une PME industrielle se retrouve prise en étau entre une chaine d’approvisionnement défaillante (délais longs & variables, pénuries de matériaux clefs) et une demande client croissante. Aujourd’hui, l’entreprise n’arrive plus à prévoir et planifier, les collaborateurs s’épuisent entre périodes de rush – attente – rush -…, entrainant une multitude de gaspillages et l’augmentation des plaintes clients : mura entraine muri qui mène aux muda !
Dans le contexte actuel, comment créer les conditions de l’heijunka et retrouver l’équilibre charge / capacité ?
La réponse de Anne-Lise
La variabilité de la charge de travail est un sujet au cœur du lean. Le principe Mura entraîne Muri qui déclenche Muda constitue quasiment le modèle mental d’un manager lean, sa façon de regarder le flux de son activité et de l’analyser. Ainsi, dès qu’un gaspillage est identifié, un des réflexes est d’en trouver la cause, notamment en recherchant les variabilités qui peuvent en être à l’origine, dans la production (4M : man, method, material, machine), la demande, la livraison de pièces par des fournisseurs, la mise à disposition, pour ensuite travailler à lisser ces variations. Plus cette variabilité est détectée tôt, moins elle va déstabiliser le travail de l’équipe dans le temps. L’un des enjeux est donc de se donner les moyens de la détecter au plus vite avec les indicateurs ad hoc. Pour ensuite pouvoir agir.
Le système lean est construit intrinsèquement pour visualiser les problèmes. Le fait de les rendre visibles va permettre de prendre une décision sur la situation (voir pour décider). Selon ce que nous allons décider de regarder, les décisions vont par conséquent être différentes. Dans un environnement lean, la variabilité est considérée comme un problème, donc elle sera sans doute rendue visible par les indicateurs choisis, directement ou indirectement. Mais ce n’est pas le cas dans tous les environnements de travail.
Dans des univers où la pratique du lean est moins diffusée, la variabilité de la charge de travail des équipes par exemple n’est pas forcément identifiée comme un problème en soi. Tout dépend des choix faits par l’entreprise concernant ses indicateurs prioritaires. Ce sont, en effet, les premiers indicateurs que les managers de l’entreprise vont regarder qui vont orienter les décisions prises pour la journée, la semaine, le mois.
Par exemple, si la demande augmente sensiblement dans un univers où priment avant tout les indicateurs de coûts de traitement unitaire (faisons l’hypothèse caricaturale qu’il n’y ait qu’un seul indicateur prioritaire), il est possible qu’aucune décision ne soit prise par le management en cas de variation de la charge de travail à la hausse pour les équipes. Dans ce contexte, l’enjeu du management est plutôt de pousser les équipes à prendre en charge cette demande supplémentaire à effectif constant. En termes d’indicateurs, cette variabilité va même générer une baisse des coûts unitaires, ce qui en définitive va réjouir l’entreprise. Le corolaire de ce choix en revanche est le risque de la dégradation du service, que ce soit sur les délais qui augmentent ou la qualité qui se réduit, mais aussi de la dégradation des conditions de travail pour les équipes.
En effet, un raisonnement de pure optimisation et d’exploitation des ressources n’est jamais sans conséquences. Mais celles-ci ne sont regardées qu’à partir du moment où les indicateurs non priorisés se mettent à clignoter en rouge cramoisi et bloquent la croissance de l’entreprise : au niveau des équipes par exemple – augmentation des arrêts maladie, accidents du travail, absentéisme grandissant – ou des clients – réclamations, baisse constante des commandes, insatisfactions. Et il est déjà bien tard pour remettre en place les conditions d’un travail « normal » pour les équipes et/ou les clients.
Si le flux de demandes augmente dans un univers où ce sont les indicateurs de qualité de service/taux de service qui priment, que se passe-t-il alors ? Comment gérer ce flux de demandes supplémentaires. L’enjeu managérial est différent car dans ce cas il s’agit de mettre en place les conditions pour garantir le taux de service.
Prenons le cas d’une équipe dans un centre de service du secteur de l’assurance dont l’activité est fortement touchée par la multiplication et l’amplification des événements climatiques intenses. Dès qu’un épisode climatique survient, le flux de demandes d’enregistrement de sinistre explose. Toute l’équipe se focalise alors uniquement sur l’enregistrement des demandes puisque celles-ci doivent être faites dans des délais précis (disons une semaine) pour être prises en compte légalement. Dès que cette étape est bouclée, que se passe-t-il pour l’équipe ? Elle se retrouve avec des stocks d’encours à traiter qui ont augmenté à cause de la crise d’une part et ceux qui n’ont pas pu être traités pendant la période de crise. Le volume total d’encours a pu parfois doubler et ne permet plus alors d’assurer la promesse client en termes de suivi de dossier. L’enjeu de l’équipe est donc bien d’arriver à faire baisser ce stock d’encours le plus rapidement possible pour revenir à un niveau « normal », celui qui lui permet de tenir sa promesse client. Quelles sont donc les conditions qui vont permettre à une équipe d’y arriver sereinement : une connaissance forte de son activité, une autonomie pour ajuster son activité à la situation et la collaboration au sein de l’équipe. Ce qui passe notamment donc par :
- Avoir défini le niveau « normal » d’encours pour l’équipe, c’est-à-dire celui qui permet à l’équipe de tenir la promesse client (traitement en 5 jours, réponse sous 48 heures…) – quand on ne connait pas le niveau « normal », on ne perçoit pas de la même manière la variabilité. Sans but commun, on ne sait pas quand on a retrouvé le niveau « normal ».
- Au sein des encours, pouvoir distinguer les différentes « familles de produits » – pour se donner les moyens de prioriser les familles de produits selon des critères clairs et partagés.
- Pour chaque « famille de produit », connaître le contenu du travail à produire (work content) et le temps de cycle (le temps nécessaire pour faire le travail) – pouvoir se donner les moyens de planifier et lisser le travail à faire.
- Pour chaque type de famille de produits, avoir identifié les compétences nécessaires pour faire le travail et savoir qui peut faire quoi dans l’équipe – pour être en capacité d’organiser le travail chaque jour et développer les personnes sur les compétences clés ensuite.
- Disposer de suffisamment d’autonomie dans l’équipe pour faire un point sur les priorités du jour en termes de mix-produits afin de revenir peu à peu à un niveau d’encours « normal ».
Evidemment, tous ces éléments ne peuvent pas s’inventer quand l’équipe est au cœur de la crise. C’est bien en amont que cela se joue.
Développer l’esprit kaizen dans chaque équipe prend alors tout son sens : profiter de chaque problème rencontré, chaque événement nouveau pour apprendre à mieux maîtriser toutes les dimensions de son activité et développer les compétences de chacun pour être prêt en temps de crise et mieux entraîné à revenir vers une activité lissée et maitrisée.