Faire la différence entre ce qu’on sait et ce qu’on doit apprendre

La question du blog

Une PME industrielle se retrouve prise en étau entre une chaine d’approvisionnement défaillante (délais longs & variables, pénuries de matériaux clefs) et une demande client croissante. Aujourd’hui, l’entreprise n’arrive plus à prévoir et planifier, les collaborateurs s’épuisent entre périodes de rush – attente – rush -…, entrainant une multitude de gaspillages et l’augmentation des plaintes clients : mura entraine muri qui mène aux muda !

Dans le contexte actuel, comment créer les conditions de l’heijunka et retrouver l’équilibre charge / capacité ?

La réponse de Cécile

Peut-on prévoir ce qui est imprévisible ? Non, par définition. Peut-on planifier ce qui est imprévu ? Cela semble difficile… pour autant, n’y a-t-il pas d’autre chose à faire que de courir sans cesse d’un incendie à l’autre en épuisant tout le monde ? J’ai pourtant la conviction que si.

Dans tous les cas, j’ai pu constater que ce qui coûte beaucoup d’argent (et de temps, et de stress…) à l’entreprise et à toutes les parties-prenantes, c’est quand on ne sait pas… ce qu’on ne sait pas. C’est une leçon particulièrement claire dans les développements de produit : si le besoin client n’est pas bien compris, le produit sera très surement à reprendre, corriger, recommencer. Et si le besoin est compris, mais la solution pas connue, il va d‘abord falloir de la créativité pour trouver des réponses (réalisables, au bon coût…) avant de se précipiter à développer au risque de refaire.

Le problème n’est pas de ne pas savoir : c’est l’essence même des équipes d’ingénierie que de créer de la connaissance et d’apprendre ce qu’il y a à apprendre. Le problème se pose quand on fait comme si on savait. Parce que soit on fait de mauvais choix, et il faudra refaire, soit on planifie des moments de recherche et d’investigation comme si on avait la moindre idée de la façon dont cela va se passer… et on se plante. Faire des plannings détaillés sur des activités d’investigation et de créativité n’a pas de sens, c’est de la pensée magique ![1] Le premier point clé, c’est de faire la différence entre,  ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas, et d’accepter de travailler différemment. Pour ce que l’on sait : identifier, planifier, organiser, lisser, faire… et résoudre les problèmes inévitables. Pour ce que l’on ne sait pas : détecter, imaginer, discuter, s’adapter. Par contre, s’échiner à planifier ce qu’on ignore est inutile et épuisant, et totalement décourageant.

Pour pouvoir détecter, imaginer, discuter… il faut être plusieurs.  Il faut absolument mettre en commun toutes les intelligences pour identifier ce qu’on doit apprendre, et pour imaginer des réponses innovantes à ces situations imprévues. Dans ces conditions, les clés du succès passent par quelques points :

  1. Etre capable d’identifier le connu de l’inconnu, ce qu’on sait et ce qu’on doit apprendre,
  2. Savoir animer les discussions entre les bonnes personnes pour résoudre des problèmes (le « non connu ») en s’appuyant sur une approche méthodique et les bonnes expertises techniques, où qu’elles soient (ensemble des parties prenantes),
  3. Définir des standards pour le développement du « connu » et organiser le travail en flux (l’anti-silo).

Quel rapport avec notre PME ?

Face à la crise des supply-chains (mais est-ce vraiment une crise ? ou faut-il admettre que les crises qui succèdent aux crises sont le reflet de l’incertitude qui devient normalité ?), face donc aux difficultés d’approvisionnement, la première chose est sans doute de ne pas continuer à faire comme avant… Par analogie avec les développements (puisque la situation demande une créativité tout à fait comparable !), on peut :

  1. Savoir ce que l’on ne sait pas :  identifier ce qui est connu de ce qui ne l’est pas, et actualiser régulièrement cette donnée, de façon à avoir un socle d’activités prévisibles (dans une certaine mesure) et planifiées. Même si c’est insuffisant à répondre aux attentes des clients, ce socle permettra de conserver une activité stable. Ce qui est prévisible peut être planifié. Ce qui ne l’est pas doit être traité autrement :
  2. Résoudre les problèmes ensemble : installer avec ses fournisseurs cette compétence de résolution de problème. Renforcer (ou créer quand malheureusement elle n’existe pas) la relation de confiance qui permettra d’une part de trouver ensemble les meilleures contremesures, et d’autre part de leur donner envie de travailler avec votre entreprise… être un « bon client » pour eux, ce n’est pas seulement leur acheter beaucoup ou cher. C’est aussi leur donner l’occasion d’être innovant, et établir une relation de confiance sur le long terme. Apprendre aussi à vos fournisseurs à en faire autant avec leurs propres fournisseurs. Impliquer les équipes d’ingénierie dans la recherche de solutions techniques alternatives si besoin. Et bien sûr, quand c’est possible, avoir des discussions symétriques avec vos clients.
  3. Maintenir le travail en flux, et continuer de s’en servir pour développer l’excellence, afin que tous les autres problèmes générés par nos mauvaises façons de fonctionner ne viennent pas s’ajouter aux carences des approvisionnements.

J’ai assisté il y a peu à une réunion avec plusieurs patrons industriels d’une grosse entreprise. Pour faire face à la pénurie de composants, la direction des achats a monté une task force, et mène de nombreuses actions fort utiles pour identifier les (rares) sources alternatives. Pourtant, les patrons appelaient à l’aide… “Les achats sont plus obsédés par leur process que par la pendule ! » Vouloir à tout prix utiliser un processus unique, quelle que soit la situation, est absurde. Manager l’incertitude avec les mêmes pratiques que le « prévisible », c’est faire tourner en rond les équipes comme des hamsters dans leur roue. Utiliser les formidables capacités d’adaptation des équipes, des fournisseurs, des concepteurs… en les sollicitant dans ce but ne donnera pas des résultats magiques mais permettra d’explorer au mieux le champ des possibles. De plus, c’est le seul moyen de rétablir sur le long terme une relation de confiance indispensable et si difficile à installer.

Sommes-nous en crise ? La question bien sûr peut faire sourire. Partout le mot est mis à l’honneur : crise du COVID, crise de l’énergie, crise politique, crise du climat…

Je réalise que depuis 1973, premier choc pétrolier (avant, j’étais trop petite pour avoir des souvenirs de cet ordre…), j’ai toujours entendu ce mot.

Paradoxalement, c’est un mot qui se veut rassurant. Rassurant, oui ! Car il suppose que les crises ont une fin, qu’un (beau) jour, nous reviendrons à une situation « normale », hors crise. Seulement voilà, quand une crise chasse l’autre (dans les média, en réalité, souvent elles s’additionnent !) y a-t-il encore une situation « normale » ? Ne serait-il pas plus raisonnable, plutôt que de rêver sans cesse à une normalité hors d’atteinte, et d’être du coup toujours déçu, de considérer que l’incertitude est la seule constante ? Dans ce contexte, il est indispensable d’apprendre à travailler différemment.

Penser « crise », c’est raisonner par exception : il y a une normalité, une trajectoire, et il faut surveiller les écarts pour revenir à la trajectoire (gérer les risques). Penser incertitude, c’est chercher à s’adapter à une situation qui change. Sans idée préconçue sur ce qui va arriver, ou en tous cas en admettant que la trajectoire va bouger. Cela ne demande pas du tout les mêmes qualités. Là où la gestion de trajectoire nous permet de faire des prévisions, du lissage, de travailler nos standards, le management de l’incertitude demande d’être attentif, pour détecter les signaux faibles annonciateurs du changement, créatif, pour chercher rapidement les bonnes contremesures, adaptable pour accepter de changer quand le contexte évolue.

Profitons de la crise des approvisionnements pour apprendre à travailler dans l’incertitude… ce ne sera pas du temps perdu.


[1] Par exemple, exiger d’une équipe logiciel une mesure de vélocité quand la solution technique n’est pas encore identifiée, c’est la pousser à produire du code inutile…

Cécile Roche

Cécile Roche

Membre de l’Institut Lean France depuis 2013, Cécile Roche est directrice du Lean et de l’agile pour le groupe Thales. Elle est l’auteure de quatre ouvrages, le dernier d’entre eux est consacré au leadership.

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