Ecoper la marée ou apprendre à nager ? Du bon usage du lean face à la crise

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La question de Julie

Une PME industrielle se retrouve prise en étau entre une chaine d’approvisionnement défaillante (délais longs & variables, pénuries de matériaux clefs) et une demande client croissante. Aujourd’hui, l’entreprise n’arrive plus à prévoir et planifier, les collaborateurs s’épuisent entre périodes de rush – attente – rush -…, entrainant une multitude de gaspillages et l’augmentation des plaintes clients : mura entraine muri qui mène aux muda !

Dans le contexte actuel, comment créer les conditions de l’heijunka et retrouver l’équilibre charge / capacité ?

La réponse de Godefroy

Dans notre environnement « VUCA » (c’est-à-dire volatil, incertain, complexe et ambigu, selon l’acronyme à la mode), il semble que chaque organisation va de crise en crise, depuis la crise COVID de 2020, qui enchaînait sur la crise des Gilets jaunes et celle des grèves de la réforme des retraites, lesquelles semblaient déjà les retombées des crises à répétition de l’euro des années 2010, elles-mêmes issues de la crise des subprimes de 2007, à moins qu’on ne fasse remonter les problèmes à l’éclatement de la bulle des dotcom en 2001, voire à la crise financière de 1987. Et bien sûr, ces crises globales masquent les crises sectorielles ou plus locales, sans compter les aléas de la vie de l’entreprise elle-même – perte d’un client-clef, problème avec un produit-phare, rachat soudain, souci de production…

C’est sans doute la raison pour laquelle, aux yeux de la hiérarchie, ce n’est jamais le bon moment pour se lancer dans une démarche lean. Ce dernier est souvent vu comme une discipline de fond, si souhaitable mais impossible à tenir ! Un peu, et son nom n’y est sans doute pas étranger, comme ce régime minceur qu’on voudrait vraiment faire – mais ce ne sera hélas possible que quand on en aura fini avec telle priorité du moment, tel besoin pressant ou telle source de stress… 

Pourtant, on sait que Toyota a développé le lean dans un environnement qui n’était pas moins VUCA que le nôtre : le Japon de l’Après-Guerre, dans des ateliers en ruine, sans capacité d’investissement, en pariant l’entreprise sur chaque modèle vu les difficultés à produire – au point que l’entreprise a presque fait faillite en 1950. Bien loin d’avoir été mis en place tranquillement, à l’abri des crises, le Toyota Production System (TPS) doit donc être vu comme une manière de s’organiser pour répondre à ces dernières, en améliorant la capacité de chaque collaborateur et de chaque équipe à réagir efficacement à tout aléa ou opportunité.

Mais comment s’y prendre, alors que la crise brouille les situations, empêche les diagnostics, disjoint les causes et les effets ? Interrompus en permanence par les problèmes des clients ou des fournisseurs, sommés de changer en permanence d’activité pour suivre des priorités changeantes, décrédibilisés par les conséquences visibles de leurs choix erronés (ce tas de produits pas finis qui attendent une pièce manquante pour être livrés et finissent abîmés par les manutentions répétées ou un stockage provisoire qui dure trop ; ces retards de paiement et annulations de commande des clients furieux de ne pas être livrés…), les managers ont bien du mal à reconquérir ne serait-ce qu’un minimum de clarté d’esprit. Tentés de maintenir contre l’évidence leurs décisions passées, ils n’arrivent pas à poser les bases du système qui pourrait les aider à reprendre pied.

De fait, bien des démarches lean nées de ce type de crise se sont révélées mort-nées, les outils mis en place semblant échouer face aux problèmes de l’heure, quand ils ne les aggravaient pas. Faute d’un modèle mental de la crise, les leaders de ces démarches n’ont pas pu s’appuyer sur le lean pour résoudre la crise, comme Toyota et bien d’autres l’ont pourtant fait.

Dans une situation comme celle que présente Julie, il faut distinguer trois crises de confiance qui se superposent :

  • parce que les client n’ont pas confiance dans les tempo des livraisons, ils veulent être livrés de tout, tout de suite, avant les autres, accroissant la pression sur la production ;
  • parce que les fournisseurs n’ont pas noué de relation approfondie avec l’entreprise, ils la livrent quand ils peuvent, en envoyant un camion là où ça crie le plus fort. Pour peu que le fournisseur voie dans l’entreprise un client sans importance, elle est vouée à recevoir des bouts de commande sans cohérence, qui n’ont d’autre but que de maintenir un minimum de relations contractuelles ;
  • parce que les chefs n’ont pas confiance dans la production, ils recourent à leur anxiolytique favori : (faire) produire ce qu’on peut produire, même si ce n’est pas ce que les clients veulent ou qu’on ne pourra pas finir la production, parce que cela maintient les troupes occupées et que c’est toujours ça. Et le premier niveau de management fait ce qu’il sait faire : mettre toute son énergie et son astuce à reprioriser à l’infini la production, quitte à épuiser tout le monde d’ordres et de contre-ordres, et se faire la guerre entre ateliers ou services pour les ressources disponibles en fonction d’objectifs locaux.

Tant que ces méfiances perdurent, il est très difficile de surmonter la crise. Sans crédibilité sur les livraisons, impossible de faire renoncer les clients aux stocks de sécurité, aux ordres en batch ni aux pénalités confiscatoires. Sans compréhension de ce qui empêche le fournisseur de livrer, pas de possibilité de sourcer alternativement. Sans flexibilité dans les processus de production, impossible de réduire les tailles de lot pour produire ce qu’on peut produire aujourd’hui, ou de chercher des alternatives dans les matériaux ou les consommables.

Ce sont donc ces trois crises de confiance qu’il faut surmonter. Comment faire ? En fait, la méfiance s’oppose au flux : c’est en maintenant le flux de produits livrés qu’on génère la confiance des clients. A contrario, ce sont les à-coups dans le flux qui induisent la méfiance, les sur-stockages et les défauts de production. On en a eu un exemple spectaculaire pendant la crise COVID avec les difficultés de gestion des approvisionnements en masques : des approvisionnements apparaissaient aléatoirement, sans crédibilité sur les délais avant qu’un nouvel arrivage intervienne… Il était donc parfaitement rationnel de la part des grossistes, des détaillants et des consommateurs de constituer des stocks de sécurité aussi importants que possible, épuisant instantanément tous les stocks en vente, et entretenant la crise. Rien de plus qu’une variante du classique dilemme du prisonnier.

Mais comment faire renaître le flux alors que justement tout semble irrémédiablement bloqué ? Suggérons une piste. Se donner l’objectif, malgré la crise, de conserver et protéger quelques références en flux tiré complet, du sourcing à la livraison client. Cela ne peut concerner qu’une partie des références bien sûr (et sans doute pas les plus attendues des clients, hélas !), sans doute à un niveau de production très inférieur à l’habitude, et pour un coût nettement supérieur à ce qu’on était habitué à tenir. Mais cela permet de sortir du « mode pompier généralisé » et de viser un « mode dégradé fiable » qu’on va pouvoir étendre progressivement, avec trois objectifs :

  • conserver la confiance des clients : en voyant au moins quelques produits sortir selon un takt time tenu, ils se rassurent sur la capacité de l’entreprise à revenir progressivement à ses standards sur l’ensemble de sa gamme ;
  • découvrir de nouvelles solutions d’approvisionnement : en travaillant avec les fournisseurs qui tiennent le coup, acheteurs et ingénieurs fiabilisent à nouveau la supply chain ;
  • gagner en autonomie grâce à une connaissance affinée des produits et des processus : en maintenant leurs activités tout en modifiant les processus et le rythme de production, les équipes conservent un meilleur moral et montent en compétences, au lieu de devenir cyniques en allant d’échec annoncé en échec annoncé.

La difficulté du management quand il cherche à détourer le périmètre de ce mode dégradé fiable est que, au moins dans les premiers stades de la reconquête, cela l’oblige à faire face à une réalité particulièrement déplaisante : ce qu’on arrive à protéger de manière fiable peut en effet représenter une fraction de la production habituelle, malgré des surcoûts qui peuvent se compter en dizaines de pourcents. Il a fallu un courage particulier aux Britanniques pour quitter sous le feu une position désespérée à Dunkerque en 1940, abandonnant l’Europe continentale à l’ennemi. C’est le même genre de courage qu’il faut pour arrêter de produire à tort et à travers des bouts de produits, et concentrer les moyens disponibles sur une partie de la production, en faisant fi de l’explosion apparente des coûts analytiques de cette dernière (c’est un artefact dont il faut convaincre votre contrôleur de gestion : il aurait bien fallu payer ces gens de toute façon). Il est tellement plus tentant de « moyenner » les coûts en les diluant sur toute la production espérée (et de compter sur le fait que le blâme pour les pertes sera lui aussi dilué sur tout le monde).  

C’est à partir de ce noyau préservé que l’on va pouvoir progressivement fiabiliser des processus supplémentaires. Les solutions de contournement construites localement, les relations nouées avec de nouveaux partenaires, les confiances retrouvées entre équipes, les compétences progressivement acquises par tous vont permettre d’étendre progressivement le mode fiabilisé à de plus en plus de value streams, et ainsi de surmonter la crise.

Et c’est d’ailleurs ce qui a sauvé Toyota en 1950. Car, si l’entreprise accumulait les difficultés, elle avait su produire en décembre 1949 une petite série de 100 camions pour la base d’Okinawa de l’armée américaine… Et c’est grâce à cette première commande que l’armée américaine fait à nouveau appel à Toyota quand la guerre de Corée débute : près de 5000 véhicules lui seront livrés en 7 mois par Toyota. Bouffée d’oxygène de cash ! L’entreprise est ensuite sauvée par la remontée de la demande liée à l’effort de guerre puis à l’essor japonais, qui accompagne la mise en place du TPS. La suite est entrée dans l’histoire…

Godefroy Beauvallet

Godefroy Beauvallet

Membre de l’Institut Lean France.

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